L'Opéra de Nancy et de Lorraine nous offre une courageuse saison, avec des raretés et des associations particulièrement intéressantes :
Le Château de Barbe Bleue avec la Sonate pour deux pianos et percussions de Bartok,
Il Prigioniero de Dallapicolla, et ce Dido and Aeneas de Purcell avec, en regard,
Phaedra de Britten.
Ces deux œuvres, distantes de trois siècles, mettent en scène le destin tragique de femmes blessées, brisées, qui ne trouvent une issue à leur amour impossible que dans la mort.
Phaedra est une cantate dramatique pour mezzo et petit orchestre. C'est l'une des dernières partitions de Britten. On y retrouve toute l'intensité dramatique, la science orchestrale et la poignante émotion qui ont donné de la part de Britten tant de chefs d'oeuvres à l'art lyrique du XXe siècle.
La chef d'orchestre Jane Glover a choisi pour Dido and Aeneas un orchestre de chambre comprenant uniquement des cordes. On a pourtant découvert depuis peu que cet opéra n'avait pas été spécifiquement destiné à une exécution par de jeunes musiciens en nombre restreint (comme ce fut le cas du vivant de Purcell), mais bien que le compositeur pensait "grand opéra". On a ainsi pu écouter des versions discographiques et scéniques de
Dido and Aeneas avec un orchestre fourni, comprenant vents et parfois percussions. Ici, à Nancy, l'orchestre ne comprenait donc que des cordes (dont un clavecin et un théorbe), mais cela afin de se rapprocher de la sonorité du petit orchestre que Britten a choisi pour
Phaedra : cordes (dont là encore un clavecin, intelligemment exploité) et percussions (admirablement mises en valeur). Le parallèle entre les deux oeuvres n'en était donc qu'accru, ce qui donnait une homogénéité qu'aurait encore renforcée l'absence d'entracte
(Phaedra, qui ouvrait le spectacle, ne dure que quinze minutes...!).
L'homogénéité, nous la devions aussi à la superbe mise en scène de Yannis Kokkos. Nul parallèle grossièrement souligné entre les deux œuvres, tout juste retrouve-t-on des éléments de décor identiques (un triangle rouge, tel un poignard ensanglanté, pointé vers le ciel dans
Phaedra, puis couché dans Dido) et une danseuse, double des deux personnages féminins.
Cette danseuse (Richild Springer, à la présence scénique fantastique) apparaît de temps en temps derrière Phèdre, copiant tous ses gestes, tel un reflet que n'oserait regarder la reine coupable, puis après que celle-ci se soit écroulée, reste debout, immobile, comme si la mémoire du personnage demeurait bien vivante. De même, après que Didon se soit effondrée, exactement de la même manière que Phèdre, le double entre, vient se placer derrière Didon, semblant personnifier le "Remember me" chanté auparavant. Intenses moments d'émotion que ces deux finals. Une direction d'acteurs et des éclairages magnifiques parachèvent la réussite scénique de l'ensemble.
Stéphanie d'Oustrac incarne les deux reines de manière magistrale et bouleversante. Un investissement vocal et scénique rare hypnotise littéralement le spectateur. Si les aigus sont quelque peu tirés, la voix est ample, superbe, et convient parfaitement aux deux personnages. Les autres rôles pâlissent devant tant de majesté, à commencer par un Stephan Loges bien fallot en Enée. Même Brigitte Fournier en Belinda ou Hanna Schaer en Magicienne sont en retrait, bien que ne déméritant pas.
Reste le problème des chœurs et de l'orchestre. L'Opéra de Nancy a choisi de faire jouer son orchestre et son chœur pour les deux ouvrages. Les exécutions de musique baroque sur instruments modernes deviennent rares, les instrumentistes "traditionnels" n'osant plus trop empiéter sur le domaine des "baroqueux". Nous avons eu ici une illustration qu'ils ont à la fois tort et raison… Tort car il suffit d'un chef intelligent, comme l'est Jane Glover, pour offrir une exécution tenant compte des apports des baroqueux (remarquable travail sur les phrasés et sur le vibrato, très modéré, mais des tempi qu'on aurait parfois souhaité plus alertes), raison car cela ne suffit pas pour être totalement convaincant, comme les chœurs en ont surtout été l'exemple : manque
d'homogénéité, vibrato systématique, attaques instables (notamment des sopranos et des basses), etc. ; les passages choraux, si nombreux et importants dans Dido, souffraient de tant de défauts. Nul doute cependant que les mêmes chœurs brilleront dans le prochain
Vaisseau Fantôme comme ils nous l'ont prouvé par le passé dans des ouvrages plus proches de leurs habitudes.
L'exécution de Phaedra ne souffre par contre aucun reproche. L'orchestre s'y montre parfait, et la direction de Jane Glover extrêmement tendue et précise. Remarquable.
Au final un très beau spectacle, peut-être un peu trop court cependant, ce qui était déjà le cas de la précédente production (Il Prigioniero)…
Pierre-Emmanuel Lephay