Hermann, après un cursus banal, rejoint les services de sécurité de l’Etat
avec pour mission d’infiltrer le milieu des « nouveaux russes » ; la Comtesse
a passé son enfance dans le palais de ses parents avant de fuir son pays en
1917 ; Eletski a grandi dans l’un de ces immenses appartements réservés à la
nomenklatura soviétique ; Tomski est un agent immobilier ; Pauline, riche
propriétaire de boutiques, vit au cœur de la haute société, etc.
Les
orientations de la mise en scène, expliquées dans le feuillet distribué à
l’entrée de la salle du Grand-Théâtre de Bordeaux, prêtent plus à sourire
qu’elles ne se révèlent utiles pour comprendre les choix d’ Andrejs Zagars. Le
directeur de l’Opéra National de Lettonie se démène pourtant afin de nous
convaincre que l’histoire de
La Dame de Pique
pourrait se dérouler aujourd’hui, banal fait divers jeté en pâture aux
téléspectateurs du journal de 20 heures. Hermann ne lit plus la lettre de Lisa
au début du troisième acte mais écoute un message sur son répondeur
téléphonique. L’apparition de la Tsarine à l’issue du bal est remplacée par le
défilé de « Miss Saint-Pétersbourg ». Des machines à sous font office de
tables de jeu ; des danses modernes, façon Pulp fiction et Macarena
se substituent aux rondes et ballets. Tous ces efforts sont vains. La pièce de
Pouchkine, revue par les frères Tchaïkovski, ne demande pas autant de
contorsions pour empoigner. On contemplerait d’ailleurs avec amusement cette
recherche absolue de modernité si, dans sa quête, le metteur en scène
n’occultait outrageusement la dimension fantastique de l’œuvre. Indispensable
pourtant. Que deviendrait Don Giovanni privé de son commandeur ? Ou Don Carlos
sans l’apparition finale de Charles Quint ?
Le
spectre de la Comtesse, consigné dans la coulisse, devient alors le seul fruit
d’une imagination malade. Le personnage lui-même perd son aspect terrifiant.
La faute en incombe également à Ludmila Bora, dépourvue de l’autorité
demandée, respectable quand on la veut acariâtre. La voix participe à
l’erreur : volume sonore insuffisant pour épouvanter les ensembles, timbre
trop clair, manque de relief. C’est Argine plus que Pallas.
Heureusement les deux autres sommets du triangle infernal, Hermann et Lisa,
habitent mieux leur rôle. Lui d’abord, hanté comme il se doit, accablé jusqu’à
l’excès, relève le défi vocal, celui de « l’Otello russe ». Le rôle est lourd,
ingrat même dans ses sonorités froides et mates, mais Ian Storey l’endosse
avec vaillance et délivre un chant passionné qu’il attise d’aigus frappants,
qu’il sait aussi, pour ne pas lasser, rendre sensibles et nuancer.
Elle,
surtout, revêt ardemment ce romantisme éperdu propre à la petite-fille de la
Comtesse. Mlada Khudolej - son nom s’inscrit désormais dans la mémoire -
fascine par l’engagement, l’éclat juvénile mais aussi par la lumière argentée
du timbre, l’ampleur, l’égalité et la pureté de la ligne. D’origine russe,
soliste au Théâtre Mariinsky, la soprano compte également à son répertoire
Norma, Senta, Salomé, Aida, Abigaille, Lady Macbeth sans en paraître le moins
du monde affectée. D’une belle santé au contraire, dotée d’un physique
agréable pour ne rien déranger, elle prouve qu’il existe à l’Est un salut hors
d’Anna Netrebko. Si seulement les maisons de disques voulaient s’en donner la
peine.
L’orchestre et les chœurs emmenés par Andris Nelsons représentent la troisième
carte gagnante, l’as qui ferme la martingale. Ensemble, ils délivrent une
lecture fiévreuse, contrastée mais naturelle car cette musique leur appartient
jusqu’au tréfond de l’âme. Les ensembles, souvent décoratifs, participent au
drame, l’exacerbent même par leur sonorité grandiose sans nuire à la
narration, conduite implacablement vers sa terrible conclusion.
La
troupe de l’Opéra de Lettonie forme le reste de la distribution, plus
routinière comme en témoigne le Tomski grisâtre et un rien cabotin de Samsons
Izjumovs ou le trop jeune Eletski de Janis Apeinis auquel manquent noblesse et
legato.
Bordeaux et Riga sont désormais
villes jumelles.
Le rapprochement reste à démontrer car l’œuvre et ses interprètes ne
recueillent pas les applaudissements qu’ils méritent. Lors de le berceuse de
la Comtesse, « je crains de lui parler la nuit », une dame chuchote à son
mari : « Elle chante en français ! ». Le fort accent de Ludmila Bora laisse
perplexe le brave monsieur qui répond d’un air inquiet : « Tu crois ? » puis
il soupire bruyamment. Non décidément, les poètes auront beau faire, Garonne
ne rime pas avec Neva.
Christophe Rizoud