Entre Ewa Podles et le public du Liceu
de Barcelone, le courant de sympathie semble d'emblée réciproque.
Pourtant, c'est sans surtitres catalans que la cantatrice le convie à
un voyage musical pour le moins dépaysant.
Cet instrument vocal à l'ambitus
exceptionnel qui est le sien, Podles en joue et s'en amuse avec maestria.
Selon le scénario de chaque pièce, elle se fait mutine, espiègle,
tendre, mélancolique, conquérante en amour comme à
la guerre... Sans jamais dévier de sa ligne de chant. L'interprétation
est nuancée mais haute en couleurs. Disposant d'un contre-ut de
soprano dramatique et d'un sol dièse de baryton, la voix chaude,
souple et agile, sait lancer des éclairs, s'assombrir, s'imposer
silence. De surcroît, avec un jeu tout en finesse, le pianiste Roman
Markovicz se révèle l'accompagnateur sensible et complice
qui saura dialoguer avec la chanteuse tout au long d'un programme éclectique.
Pour commencer, Ewa Podles a choisi
5 des19 mélodies de Chopin éditées à titre
posthume en 1859. Simples et fraîches, inspirées de chants
populaires, celles-ci nous content les élans du coeur, les joies
et les tristesses de l'amour. Pionska Litewska (Chanson lituanienne)
et Moja Pieszczotka (Ma chérie) sont particulièrement
vivantes et touchantes de spontanéité. Il faut dire que ces
couplets plutôt naïfs, peu porteurs de prouesses vocales, tiennent
une place on ne peut plus modeste dans l'oeuvre du compositeur. Ils ont
du moins le mérite de nous faire entendre les sonorités chuintantes,
douces et rythmées de la langue polonaise, la plus musicale des
langues slaves - n'en déplaise aux russophones (ils s'en consoleront
aisément en songeant à la suprématie de leur répertoire
lyrique).
Composée en 1832 en hommage
à Olympe Pélissier qui deviendra sa seconde épouse,
la cantate Giovanna d'Arco de Rossini est une sorte de longue scène
d'opéra de plus de 15 minutes, faite de récitatifs et d'airs
de bravoure. Elle ne fut créée qu'en 1859 par Marietta Alboni,
celle que le compositeur désignait, par boutade, "l'ultimo dei castrati".
Rossini se plaisait d'ailleurs, paraît-il, à la faire travailler
lui-même aussi bien Cenerentola que Malcom ! Commençant par
une introduction de piano très pathétique, cette oeuvre dramatique
et condensée permet à Podles de servir magnifiquement une
musique complexe et expressive. Après être allée chercher
très loin son "È notte" exprimant la solitude et l'angoisse
qui précèdent la bataille et un déchirant "O mia madre",
elle nous éblouit par un torrent de furie guerrière et colorature
("Ah,la fiamma") pour nous mener à la victoire finale : "Corre la
gioa"Ö
Après l'entracte, la cantatrice
polonaise est acclamée par le public dès son entrée
en scène. Il lui faut néanmoins instaurer le climat douloureux
de Rachmaninov (1873-1943), l'un des compositeurs préférés
des Russes pour son art de la mélodie et ses harmonies si représentatives
de l'âme slave. Ici, durant près de vingt minutes de romances
enchaînées, la voix et le piano se mêlent en un seul
chant pour un parcours commun de plainte, de tendresse et de passion confondues.
Sans doute le moment le plus émouvant de cette soirée.
Enfin, dans un univers de douceur et
de séduction, avec une diction allemande nette et enjouée,
Ewa Podles s'élance dans les Zigeunerlieder de Brahms, écrits
en 1887 et 1888 sur les textes du poète hongrois Hugo Conrat. Il
s'agit de mélodies inspirées de la musique tzigane, comprenant
des rythmes irréguliers et syncopés, imitant les instruments
typiquement gitans avec effets de violons et de cymbalum. Notons : "WiBt
ihr, wann mein Kindchen" et "Kommt dir manchmal in den Sinn" particulièrement
enjôleuses...
Après trois bis dont L'Italienne
à Alger et la Canzonetta spagnola de Rossini, Ewa Podles
parvient à quitter son public catalan, qui continue à l'ovationner,
en lui faisant comprendre par un geste très explicite que sa voix
aspire à un repos bien mérité...
Brigitte CORMIER