LES
SURPRISES DE PRAGUE
Prague, ainsi que Vienne, a la réputation
d'être une capitale mélomane. Des concerts - visant plutôt
les touristes - se multiplient dans bien des églises. Prague possède
en outre deux belles salles de concert : la maison municipale et le Rudolfinum.
Il est remarquable qu'une ville de cette dimension offre presque toute
l'année une saison lyrique dans trois théâtres en simultané.
Il est vrai que certains de ces théâtres font relâche
ou proposent de temps à autre un ballet ou du théâtre
parlé, mais le touriste peut voir en 36 heures quatre spectacles
lyriques différents !
Tout mélomane ira faire un pèlerinage
au Stavovské Divadlo, où Mozart dirigea la première
de son Don Giovanni. Ce théâtre est une vraie
bonbonnière, de petites proportions. La fosse peut accueillir un
orchestre aux effectifs réduits. Le Don Giovanni se joue
à intervalle régulier devant un public étranger, dans
une production très classique de 1969. Le niveau de l'orchestre
et des choeurs est très moyen et la direction de Z. Müller
correcte, sans plus. La troupe entendue en matinée ne se hisse pas
à des sommets. Sort du lot le Don Giovanni de Martin Barta. Les
moyens de Helena Kaupova dans Anna et Jitka Sobehartova dans Elvira sont
modestes. Le Leporello et la Zerlina sont convenables et le Don Ottavio
de Tomas Cerny présente une bonne technique de souffle dans son
air du 2e acte. En revanche, le commandeur et le Masetto font entendre
des timbre trop ingrats. Il faut bien avouer que ce genre de représentation
ressortit plus à l'offre touristique que musicale... mais le cadre
est très agréable.
En soirée, le Statni Opera propose
une Traviata devant une salle pleine et une fois de plus
majoritairement étrangère. Ce théâtre est plus
grand ; sa façade néoclassique cache un intérieur
doté d'éléments rococo. Disons tout de suite que le
niveau de l'orchestre est moyen et la direction de M. Keprt est assez pâle,
sans relief. La production sent le manque de moyens et le décor
art déco, unique (on ajoute quelques plantes à l'acte 2,
un lit au dernier acte), fait penser à des productions télévisées
bon marché. Ceci dit, Violetta bénéficie d'un bon
soprano lyrique en la personne d'Agnieszka Bochenek-Osiecka. Son partenaire
et elle forment d'ailleurs un couple très crédible physiquement.
Alfredo est honnêtement campé par Ales Briscein qui coupe
purement et simplement "O mio rimorso", y compris l'introduction. Le jeune
Coréen Sang-Min Lee débutait dans le rôle de Giorgio.
La voix manquait parfois d'assurance mais ses débuts ne déméritent
pas. Manque de moyens également ? Le choeur-ballet des Espagnol(e)s
a disparu de la soirée chez Flora. Petit détail : les photos
encadrées des artistes en troupe à l'opéra d'état
sont affichées dans les couloirs.
C'est au même endroit que nous
assistons à un Trovatore en matinée. La production
de Martin Otava ne présente guère d'intérêt.
Une sorte de digue grisâtre sépare la scène en deux
espaces égaux ou glisse à droite ou à gauche selon
les tableaux. Deux grandes ailes à projecteurs descendent parfois
des cintres, mi-oiseau, mi-vaisseau spatial. Quant aux costumes, on retrouve
les armures traditionnelles. Un Ferrando un peu faible et une Azucena (Agnieszka
Zwierko) de petite envergure déçoivent. Le baryton Damir
Basyrov possède plus d'atouts que ces derniers. Anna Todorova est
une Leonora "à aigus". Dès son air, d'entrée elle
case deux contre-mi bémol. La voix est homogène mais cela
ne suffit pas : l'interprétation manque parfois de musicalité
ou de sensualité. On ne peut cependant lui reprocher d'être
anti-musicale comme son bien aimé Manrico. Le ténor Nikolaj
Visnjakov n'a déjà pas un timbre flatteur, mais sa ligne
de chant est chaotique ; certaines phrases sont bâclées ou
vulgairement chantées. On cherche vainement un style à ce
chant débridé. Dans la Traviata comme dans le Trouvère,
les choeurs assurent la représentation mais la qualité n'est
pas comparable aux grandes scènes lyriques européennes.
Après ces représentations
au bilan mitigé, on est agréablement surpris de terminer
sur une Carmen très intéressante, à
tous points de vue. Tout d'abord le Théâtre Narodni Divadlo
est une belle salle de Prague, sise au bord du fleuve. La nouvelle mise
en scène de Jozef Bednarik maintient constamment l'intérêt,
or, nous en avons vu des Carmen ! Quelques personnages secondaires
(un travesti, un nain, la mère de Don José...) apparaissent
à bon escient. Un travail remarquable est effectué sur les
éclairages, savamment variés. On sent chez ce réalisateur
une expérience de cinéaste, qui ne néglige ni les
bruits off, ni le moindre rôle, fût-il muet ou secondaire.
Quelques beaux costumes rouges ravivent des décors à dominante
grise.
Quel bonheur de retrouver des choeurs
satisfaisants et un orchestre plus fourni, obéissant au quart de
tour à la baguette du jeune Jaroslav Kyslink ! Sa direction est
remarquable et les récitatifs de Guiraud très précis.
Valentin Prolat chante un Don José impliqué et véhément
; Jiri Sulzenko, par contre, prête à Escamillo une voix assez
terne et dont les aigus manquent d'harmoniques. Nous préférons
Helena Kaupova en Micaela qu'en Donna Anna, la veille. Les autres rôles
sont en moyenne bien tenus, à défaut d'être toujours
intelligibles. Le clou du spectacle reste la Carmen de Marina Domashenko.
Cette mezzo offre une interprétation sans faille : bel organe et
superbe comédienne. Les plus grandes scènes se l'arrachent
maintenant et sa Carmen est déjà passée par New York,
Vérone, Berlin, San Francisco, Philadelphie, le Japon...Une mezzo
à suivre.
Valéry FLEURQUIN