PAPY FAIT DE LA RESISTANCE
Forum Opéra ne consacre
habituellement pas ses colonnes aux concerts symphoniques. Mais la contribution
de Georges Prêtre à l'art lyrique et la présence de
chanteurs d'opéra à cette soirée justifient cette
entorse à la règle.
Né en 1924 à Douai, Prêtre
fait ses débuts en 1946 à l'Opéra de Marseille. 10
ans plus tard, il entre à l'Opéra-Comique où il dirige
tout le répertoire. Chef permanent à l'Opéra de Paris
jusqu'en 1963, directeur de la musique de ce même établissement
en 66, il n'en quittera les murs qu'en 73, suite à une série
de conflits sociaux qui mirent à bas l'établissement.
Il n'y dirigera plus qu'épisodiquement,
notamment sous le mandat de Massimo Bogianckino dans les années
80 : un Moïse d'ouverture mémorable, un Werther
exceptionnel avec Alfredo Kraus et Lucia Valentini Terrani, des incursions
plus contestables dans Verdi (Macbeth, Don Carlos), enfin un Don
Quichotte admirable avec Raimondi et Bacquier, ouvrage dont l'enregistrement
live, hier promis, dort toujours dans les cartons de quelque multinationale...
Il sera de l'inauguration du nouveau
bâtiment de Bastille, et n'y reviendra que pour une série
de Turandot en 97.
Parallèlement, sa carrière
internationale l'amène à diriger les plus grandes formations
: l'Orchestre Symphonique de Vienne (les Symfoniker) mais aussi la Philharmonie,
Londres, Berlin, l'Académie Sainte Cécile de Rome, le Mai
Musical Florentin, la Scala de Milan...
En France, le chef dirigera, outre
les formations lyriques déjà évoquées, l'Orchestre
de Paris et l'Orchestre National de France avec lequel il donnera ses premiers
concerts dès 1960.
Est-il nécessaire de rappeler
que Georges Prêtre est aussi le chef fétiche des dernières
années de Maria Callas, avec laquelle il resta très lié
?
Enfin, la discographie du chef français
compte pas mal de réalisations opératiques dont certaines
continuent à faire référence.
Une carrière aussi exemplaire
valait bien un hommage et on saura gré à Radio France d'avoir
organisé, en ce 27 novembre, une journée complète
au vigoureux octogénaire ; événement d'autant plus
considérable que de tels tributs, communs et naturels sous d'autres
cieux, ne sont octroyés en France qu'avec une extrême parcimonie...
Le programme, généreux,
est construit autour des différentes villes où le chef s'est
illustré, survolant son répertoire de prédilection.
L'entrée de Prêtre est
accompagnée par les tambours de la Garde Républicaine qui
battent le rythme du Boléro de Ravel.
Puis, sans attendre la fin des applaudissements,
le chef se lance dans une ouverture de La Chauve-souris, pleine
d'énergie. Le style n'est pas vraiment viennois, mais la valse n'est-elle
pas née à Paris ?
Une manière de nous rappeler
les liens privilégiés qui unissent le chef français
à la capitale autrichienne, où il dirigea souvent les Symphoniker
et qui vient de le nommer membre d'honneur de la Société
des Amis de la Musique (un hommage dont les derniers Français bénéficiaires
furent... Hector Berlioz ou Camille Saint Saëns !).
Le larghetto du Concerto pour
deux pianos de Poulenc nous ramène à Paris et à l'intense
collaboration, disons même l'amitié, qui lia chef et compositeur.
Roger Boutry et Gabriel Tacchino sont un véritable luxe pour ces
quelques minutes proprement magiques d'une oeuvre qu'on souhaiterait entendre
plus souvent.
Pour ce gala au profit des Restaurants
du Coeur, Georges Prêtre s'est souvenu qu'il avait été
compositeur et nous propose une chansonnette de son cru : Les Pas de
chance. La musique rappelle un peu Tea for Two (sifflotement compris),
mais dans une tonalité plus sombre ; les paroles sont dignes des
chansons réalistes d'avant-guerre, un effet accentué par
l'arrivée de Roberto Alagna et Patrick Bruel, casquettes vissées
sur la tête, reconstituant le couple Jean Gabin / Charles Vanel de
La Belle Equipe. Une vision peut-être un peu datée
de la misère au XXIème siècle... mais c'est le geste
qui compte ! De manière remarquable, la voix de Bruel, bien timbrée,
passe la rampe sans micro, Alagna limitant la sienne de manière
à ne pas couvrir son partenaire dans le duo. La chanson sera finalement
bissée, quelques spectateurs se joignant aux sifflotements des artistes.
Plus rétro encore, l'air Mon
coeur s'est éveillé pour toi, sympathique extrait d'une
opérette composée par Georges Prêtre sous le pseudonyme
de Georges Dhérain (le nom de jeune fille de sa mère) et
chanté à la perfection par un Roberto séducteur.
Après Huit fois 10 ans,
morceau de circonstance préparé par ses enfants mais réduit
en bouillie par le Choeur de Radio France, le chef conclut la première
partie par une exécution tout à fait remarquable d'Un
Américain à Paris.
Malgré des rubati insolites
et des changements de tempo toujours imprévisibles, l'orchestre
franchit l'épreuve sans trop de dommages.
De surprise, les micros d'ambiance
plongent d'un bon mètre vers le parterre, dans un remake "soft"
du fantôme de l'Opéra.
Il ne faut pas demander deux miracles
dans la même soirée et la Grande Suite du Rosenkavalier,
sans doute moins préparée, est un festival de décalages
et d'approximations. Les cuivres, éléphantesques, s'en donnent
à coeur joie, couvrant des cordes aux sonorités particulièrement
grêles.
A la décharge des interprètes,
l'acoustique du Théâtre des Champs-Élysées n'est
sans doute pas adaptée à ce type de formation et de répertoire.
Il faut dire que Georges Prêtre
est fidèle à sa tradition interprétative ; les tempi
à géométrie variable mettent la formation de Radio
France à rude épreuve ; on comprend que le chef soit plus
à l'aise avec des formations davantage expérimentées,
seules capables de s'accommoder d'une direction parfois elliptique (il
n'est pas rare de voir le chef rester les bras ballant durant près
d'une minute ; quant à la battue, seul un spirite peut l'interpréter).
Roberto Alagna en fera d'ailleurs les
frais, loupant deux départs (l'un dans les Les Pas de chance,
l'autre dans Parigi o cara) puis navigant à vue au beau milieu
de "Nessun dorma ", malgré les gestes désespérés,
mais malheureusement incompréhensibles du chef d'orchestre.
L'hommage à l'Italie débute
par deux extraits de Traviata.
Patricia Ciofi trouve ses limites
vocales dans le "Sempre libera" : graves forcés, aigus piano instables...
ce rôle n'est pas pour elle, question aussi de largeur de voix. Crânement,
la chanteuse conclut avec un rapide mi bémol final, entraînant
les acclamations du public.
"Parigi o cara" lui convient davantage,
surtout accompagnée par un Alagna en état de grâce,
mais le haut médium reste un peu sourd : sans doute la fatigue des
représentations vénitiennes.
S'agissant de Turandot, on connaissait
les fins n°1 et 2 d'Alfano, celle de Berio ; voici une nouvelle version
consistant à enchaîner la fin de "Nessun dorma" avec sa reprise
par le choeur final : un raccourci qui permet au ténor de briller
par l'aigu à deux reprises, du moins en théorie... Le choix
ne s'avère pas payant : si l'air est admirablement conduit (excepté
dans sa partie médiane où le chanteur est abandonné
à lui-même sur une mer instable), le premier aigu tourne court
et le second est noyé dans le déluge orchestral de l'impitoyable
chef (jamais avare de décibels).
Auparavant, le public aura entendu,
dans une salle presque éteinte, Maria Callas interprétant
"O mio babbino caro ", un air où elle n'a rien à prouver,
mais dirigé trop rapidement. Curieux choix.
Le programme officiel se termine par
un Boléro un peu inhabituel : flottement des tempi
encore et toujours, et des flûtistes surexposés qui semblent
jouer faux.
En bis, la Barcarolle des Contes
d'Hoffmann ne présente pas un grand intérêt. Le
Galop infernal d'Orphée aux Enfers qui lui succède,
est, en revanche, proprement extraordinaire de vivacité et de précision
toscaninienne : on regrette même que les applaudissement en mesure
des spectateurs enthousiastes viennent alourdir cette lecture.
La soirée est commentée
avec finesse, humour et à propos par l'excellent Gérard Courchelle
; il rappellera notamment (à l'occasion du Poulenc), qu'à
une époque lointaine, la télévision publique proposait
des concerts ; à noter un lapsus qui fera crouler la salle : citant
le nouveau slogan de France Musiques "Prima la musica ", Gérard
Courchelle complètera "ce qui se traduit par : "D'abord les paroles
""...
Final avec l'inévitable brindisi
de Traviata. Si Gérard Courchelle refuse obstinément
de se joindre aux chanteurs, il acceptera une invitation à valser
dans les bras de Patrick Bruel, imitant en cela le couple Ciofi Alagna
déjà lancé dans la danse.
Une ambiance de fête que n'oublieront
pas de sitôt des spectateurs conquis et enthousiastes.
Placido CARREROTTI