UN
DELICIEUX MELANGE DE POESIE ET D'HUMOUR...
L'humour et la poésie étaient
certes au rendez-vous pour cette soirée française à
l'opéra de Stockholm, dont la première avait eu lieu le 12
mars dernier avec les mêmes interprètes. Ensuite, rien moins
que quinze représentations s'étaient succédé
en avril, mars, mai et juin en alternance avec une autre distribution (dont
la Française Marie-Ange Todorovitch dans le rôle de Concepcion)
auxquelles s'étaient ajoutées cinq matinées supplémentaires
pour L'Enfant.
Humour et poésie sont assurément
des composantes essentielles de ces oeuvres de Ravel, l'humour surtout
pour la première (écrite sur un livret de Franc-Nohain) et
la poésie pour la seconde, le livret original de Colette ayant d'ailleurs
pour la circonstance été traduit en suédois, afin
que le public puisse en goûter toute la saveur.
L'heure Espagnole se déroule
dans un astucieux décor de bois clair très sobre et léger,
où le temps et ses représentations - horloges et montres
- sont "croqués" de manière plutôt allusive. Y figurent
aussi une plaque tournante - sans doute difficile à gérer
par les chanteurs qui s'y promènent fréquemment - symbolisant
l'avancement inexorable du temps qui passe et un surprenant escalier où
l'on ne voit en coupe qu'une partie du corps des personnages et surtout
leurs jambes qui vont et viennent dans leur chassé-croisé
amoureux.
Contrairement à la récente
production de Laurent Pelly à Garnier (avril
2004), qui parsemait le décor d'éléments cocasses,
ici la drôlerie s'incarne plutôt dans les protagonistes eux-mêmes,
leurs costumes et leur jeu, traités nettement sur le mode burlesque...Concepcion
est une sorte de cousine de Carmen, de tempérament certes plus comique
que dramatique, avec, inévitablement, un certain sex-appeal :
en bustier rouge pigeonnant, jupe de tulle, rouge également, tombant
sur de petites bottines noires à la Bunuel, une fleur - rouge elle
aussi - piquée dans ses cheveux blond platine, von Otter est tout
bonnement épatante, à la fois capricieuse, vindicative, dominatrice
et charmeuse.
Comme on pouvait s'y attendre, son
français, qu'elle doit à une longue pratique de notre langue
et de notre répertoire, est de loin le plus idiomatique de tous.
Elle est sans doute aussi la seule, par rapport à ses partenaires,
à avoir attrapé cette sorte de "french touch" indéfinissable,
qui tient à la légèreté et au chic... Ne faisant
pas "du son pour le son", ce qui serait de toute façon déplacé
dans ce répertoire (Ravel ne recommandait-il pas à ses interprètes
de dire plutôt que de chanter ?), cette artiste étonnante,
qui vient de fêter ses cinquante ans, qu'elle porte superbement,
a décidément plus d'un tour dans son sac.
Les autres rôles sont fort bien
tenus, même si la diction n'est pas toujours très intelligible.
(Mais ne l'est-elle pas également chez nombre de chanteurs natifs
de l'Hexagone que, par courtoisie, nous ne nommerons pas ?)
Citons l'hilarant Poète de Tomasz
Zagorski, affublé d'un invraisemblable costume de ténor d'opérette
parsemé de phrases poétiques, et le Banquier désopilant
de John Erik Eleby, habillé comme un petit garçon qui aurait
trop vite grandi...
Le quintette final, petit bijou insolent
d'une grande difficulté musicale, est une vraie réussite
:
"Entre tous les amants, seul amant
efficace,
Il arrive un moment, dans les déduits
d'amour,
Où le muletier a son tour
!"
Réalisant avec l'orchestre un
travail passionnant, Joakim Unander ne traite pas la partition comme une
grande oeuvre symphonique, mais plutôt à la manière
d'un opéra-comique, restituant d'ailleurs à l'oeuvre toute
la fraîcheur de la création originale et son statut de pochade
malicieuse et impertinente.
Marianne Hellgren Staykov (Le Feu)
et Susan Végh (L'enfant)
(L'Enfant et les Sortilèges)
© Christina Ottosson
Changement de metteur en scène
pour L'enfant et les Sortilèges, et par la même occasion,
le spectateur bascule dans un autre univers, plus mystérieux, feutré,
plus tragique parfois et la pochade fait place au conte...
On le sait, le livret de Colette était
au départ prévu pour un ballet et Ole Anders Tandberg, auteur
également des décors, l'a fort bien compris. Sa mise en scène,
qui respecte scrupuleusement les indications du compositeur, est très
chorégraphique, attentive aux mouvements de groupes, qu'elle sculpte
à la perfection, aidée, il est vrai, par les éclairages
très réussis d'Erik Berglund. Ce dernier, et ce n'est pas
un hasard, a travaillé avec les ballets Cullberg. De plus, cette
production fourmille d'idées drôles, astucieuses et charmantes
: témoins la Théière - du "Wegwood noir," normalement
- incarnée par un dynamique boxeur - Ulrik Qvale - portant des théières
noires, justement, en guise de gants, et qui chante : "Je vous frapperai,
Monsieur, je vous boxerai le nez, je vous réduirai en marmelade"
; la Princesse, ravissante dans sa robe de papier, les deux chats, si drôles,
et le Feu ravageur avec ses cheveux orange dressés sur la tête.
A chaque nouvelle production de ce
petit chef-d'oeuvre qu'est l'Enfant et les Sortilèges, on
est surpris par son inventivité, son audace - le surréalisme
n'est pas loin - la douceur et la fantaisie de ces objets qui s'animent
et chantent, de ces animaux qui parlent, de ces plantes dotées d'une
âme. Plus tard, Cocteau, avec La Belle et la Bête, ne
renouvellera-t-il pas un tel prodige ?
Une fois encore, le travail musical
mené par Joakim Unander est remarquable, à la fois léger
et profond, attentif aux chanteurs. Curieusement, le fait que l'oeuvre
soit chantée en suédois, surprenant au début, finit
par se faire oublier, tant l'interprétation des artistes est convaincante.
On ne dira jamais assez la haute valeur
de l'école de chant suédoise, et la qualité de la
troupe de l'opéra de Stockholm, particulièrement perceptibles
ici : travail des choeurs d'adultes et des choeurs d'enfants, solistes
exemplaires d'une grande musicalité qui, même en chantant
dans leur langue natale, parviennent à capter le style et l'esprit
français. Tous sont formidables et dignes d'éloges. On peut
cependant accorder une mention particulière à l'Enfant de
Susan Végh, si touchant et si féroce, et à sa jolie
voix de mezzo au timbre rond et fruité ; à la Maman de Marianne
Eklöf, enveloppante et chaleureuse, si drôle en tasse chinoise
et très émouvante en libellule déplorant la perte
de son compagnon ; aux chats, délicieux Agneta Lundgren et Ola Eliasson,
etc., la liste serait trop longue...
En conclusion, on ne peut que saluer
l'Opéra de Stockholm d'avoir mis ces deux joyaux à son répertoire,
et dans la langue originale, s'il vous plait, pour le premier du moins.
Un exemple à suivre pour certains de nos théâtres qui,
eux, par les temps qui courent, mettraient plutôt un point d'honneur
à éviter le répertoire français.
Juliette BUCH