On
ne fait rien sans rien
Dans une dizaine de saynètes
piquantes, Arthur Schnitzler avait choqué les publics viennois et
berlinois en 1920 lorsque sa pièce (1896) fut jouée pour
la première fois. Aujourd'hui, parler de la tromperie, de la légèreté
des relations amoureuses, de l'acte sexuel n'offusque plus que quelques
irréductibles calvinistes. Quand, en 1989, Luc Bondy et le compositeur
Philippe Boesmans décident d'adapter la pièce de Schnitzler
pour en faire un opéra, le risque de réduire cette intrigue
à une simple opérette insipide et surannée est grand.
Reprenant le texte de Schnitzler presque à la lettre, les mots n'ont
plus la lourdeur érotique qu'ils avaient au début du siècle
dernier. Dans la Ronde (Reigen) de Bondy et Boesmans,
chacun séduit l'autre : la prostituée le soldat, le soldat
la femme de chambre, la femme de chambre le jeune homme et ainsi de suite.
Lorsque enfin on retrouve le baron avec la prostituée, la boucle
est bouclée. La ronde est complète.
A Lausanne, il faut louer le talent
de la mise en scène, qui a su rendre gentiment scandaleux un texte
à peine libertin. Dirigés avec justesse et précision
par l'excellent Matthew Jocelyn, les protagonistes sont poussés
au geste équivoque, au détail érotique, à l'attitude
comique. Gestes de la nature, de l'amour physique, de chacun (ou presque)
d'entre nous. Les offrir sur scène, suffisamment grossis et caricaturés
pour être vus de tous, n'est pas aussi simple qu'il n'y paraît.
La dizaine d'interprètes qui se succèdent durant ces courtes
scènes sont issus d'un atelier de l'Opéra du Rhin de Strasbourg.
Le groupe des Jeunes Voix du Rhin a planché sur l'oeuvre pendant
près d'un an. Un an à peaufiner chaque mouvement, chaque
intention, chaque tableau. A Lausanne, les spectateurs ont eu droit à
un produit fini de la meilleure facture et non pas, comme nous en avons
souvent l'habitude dans nos maisons d'opéras, au travail bâclé
d'un metteur en scène qui a fantasmé pendant un an sur l'une
ou l'autre idée de mise en scène pour, en fin de compte,
monter le spectacle en à peine quatre ou six semaines. Ici, l'oeuvre
collective est évidente. Elle fonctionne comme une machine bien
huilée.
Quelle inventivité et quelle
ironie dans cette peinture de la séduction ! Voyeur, on se délecte
en découvrant ces détails souvent désopilants et incisifs.
De Madame, dans son lit, lisant Stendhal dans le texte, s'arrêtant
tous les deux ou trois mots pour en chercher la traduction dans un dictionnaire
qu'elle consulte sans cesse. Du comte, reconnaissable d'une scène
à l'autre avec sa manie de sentir ses chaussettes chaque fois qu'ils
les enlève ou les remet. De plus, le livret allemand utilise des
mots simples, presque scolaires. Il permet alors une compréhension
immédiate des dialogues à quiconque se souvient tant soit
peu des rudiments de la langue de Goethe appris à l'école
primaire.
© Alain Kaiser
Avec pour tout décor (Alain
Lagarde) un long canapé sur un plateau tournant, l'appareil scénique
se transforme tantôt en lit, tantôt en banquette de café
ou en muret, au gré de quelques panneaux de plexiglas de couleur
et transparents. De rares accessoires, d'intelligents éclairages
(Pierre Peyronnet) schématisent aisément les ambiances, feutrées
pour un intérieur, équivoques pour un bar ou glauques pour
la chambre d'hôtel borgne.
Autre actrice, et non des moindres,
de la parfaite caractérisation du livret : la musique. La partition
de Philippe Boesmans s'identifie à la dramaturgie de l'oeuvre. Ses
rythmes continuellement changeants sont ceux de la parole. Il découpe
la langue parlée. Elle n'en est que plus clairement comprise. Il
accompagne le mot avec l'harmonie, et son harmonie fait le mot, recourant
aussi bien aussi bien aux rythmes du jazz, qu'aux fanfares ou à
des formes musicales plus classiques.
Pour couronner le tout, l'homogénéité
de la distribution est telle qu'il est impossible de distinguer un chanteur
qui sortirait du lot. Si un interprète devait être plus en
vue qu'un autre, il ne le devrait qu'à l'importance que la partition
lui confère, non à un surcroît de talent ou d'implication.
Tout au plus peut-on remarquer que les voix féminines semblent mieux
s'adapter aux situations que celles des hommes. Ainsi, on regrettera la
fâcheuse tendance de la basse Alexander Knop (Le comte) à
forcer son instrument, au détriment de sa musicalité.
Avec une direction d'orchestre admirable
et un Orchestre de Chambre de Lausanne visiblement heureux de cette incursion
réussie dans le répertoire contemporain, l'oeuvre de Boesmans
s'est trouvée admirablement servie. Plus de deux heures de musique
d'aujourd'hui sans que les oreilles en souffrent, il faut que ce soit de
la Musique, avec un M majuscule. Une réussite totale à porter
à l'actif de François-Xavier Hauville qui a flairé
juste en associant l'Opéra de Lausanne à la réalisation
de ce spectacle.
Jacques SCHMITT