La gageure était de taille,
la réussite le fut aussi. Précisons d'emblée que nous
n'avons pu voir que le prologue, Rheingold, et la dernière
journée, Götterdämmerung, de ce Ring 100
% russe, et même 100% Marynski. L'ex-Kirov est en effet venu présenter
le Ring à Baden-Baden pour deux cycles avec sa troupe, son
orchestre et sa mise en scène. L'événement résidait
aussi dans le fait que le Kirov n'avait pas monté un Ring
sur scène depuis plusieurs dizaines d'années.
Le maître d'oeuvre en était
bien sûr Valery Gergiev, non seulement pour la partie musicale mais
aussi pour la partie scénique puisque le ìconceptî est signé
George Tsypin ET Valery Gergiev. La mise en scène est d'une extrême
originalité. Loin de vouloir transposer l'action à l'époque
moderne, elle se propose, au contraire, de plonger dans les racines les
plus primitives du mythe au gré d'allusions à des civilisations
anciennes ainsi qu'au monde végétal et animal, aux univers
marin et minéral. Le mythe tend, de fait, vers l'universalité.
Le parti pris surprend beaucoup, l'esthétique aussi. Pourtant, force
est de constater que tout cela finit par séduire et fonctionne même
assez bien par moments, à défaut de convaincre toujours pleinement.
Le plateau est dominé par quatre
figures gigantesques, sortes de statues-pantins, qui partent de la station
couchée (Rheingold), passent par diverses postures dont on
a certes parfois du mal à saisir la raison, pour revenir à
la position couchée à la fin du Götterdämmerung.
Elles sont en tout cas les témoins du drame qui se déroule
autour d'elles et leur présence tantôt menaçante, tantôt
rassurante est un élément fort de la scénographie.
Le deuxième élément-phare réside dans de superbes
éclairages, très caractéristiques et changeants. Ils
accompagnent les événements sans être pour autant redondants.
Certaines ambiances nocturnes sont ainsi particulièrement réussies.
Les costumes évoquent des peuplades
antiques (les drapés de certains habits) ou primitives (les tatouages
et peintures corporelles rappellent quelque tribu d'Afrique, certains accessoires
évoquent l'art viking ou scythe), voire des statues plus monumentales
comme celles de l'Ile de Pâques (les deux géants sont de véritables
rochers mobiles !) et concourent à la force et l'originalité
visuelle du spectacle.
La mise en scène elle-même
ne convainc pas toujours par ses choix et ses idées. A côté
de belles réussites (les tableaux devant le Walhalla de Rheingold,
le deuxième acte de Götterdämmerung, avec une plate-forme
portée par de gros piliers sur laquelle Hagen observe et manipule
tous ceux qui s'agitent à ses pieds), on sera déçu
par quelques ratés (notamment lorsque l'on fait tourner le corps
de Siegfried mort... dans une roue !) ou par des baisses de tension (fin
de Rheingold assez creuse, fin de Götterdämmerung
un peu trop emphatique...). Sur le plan technique, on regrettera que ne
soient pas utilisées les trappes qui permettraient à certains
personnages de venir des profondeurs, ou d'y repartir... telle Erda qui,
ici, traverse la moitié de la scène depuis le côté
jardin avant d' ìapparaîtreî aux Dieux... La magie de son apparition
en est cruellement affaiblie. On déplorera aussi l'absence de camouflage
de certains éléments comme les câbles électriques
qui jonchent le sol sur les côtés du plateau, ou la présence
de techniciens qui apportent des éléments de décor
aux changements de tableaux... tout cela gâche l'esthétique
et le déroulement dramatique.
Si la scénographie nous laisse
une impression mitigée, il en va autrement de l'interprétation
strictement musicale qui, elle, est une franche réussite. L'orchestre
tout d'abord est magnifique : engagement des musiciens, homogénéité
de l'ensemble, beauté des pupitres et des solistes, c'est tout bonnement
somptueux.
Les choeurs de même sont absolument
confondants de beauté et de puissance (avec 30 hommes seulement
!). Les chanteurs proviennent tous du Marynski, c'est déjà
une performance, et on ne peut que saluer l'adéquation de chacun
avec son rôle. Il serait fastidieux de citer les noms de tous, mais
la Brünnhilde d'Olga Sergejewa mérite tous les éloges.
Même si la chanteuse montre quelques signes de fatigue à la
fin de Götterdämmerung, elle comble par une voix d'airain
superbe, des aigus cinglants et campe une Brünnhilde finalement très
humaine et parfois même bouleversante. Les voix graves de femmes
ne sont pas en reste, et cela n'étonnera guère de la part
de chanteuses russes. Ainsi n'oubliera-t-on pas l'Erda splendide de Zlata
Bulitscheva et la Waltraute d'Olga Sawowa. Chez les hommes, on saluera
l'excellent Wotan de Mikhaïl Kit, tout comme l'Alberich de Viktor
Tschernomorzev ou le Hagen de Michail Petrenko, voix superbe aux graves
généreux. Il formait aussi avec le Fasolt de Jevgeny Nikitin
le plus beau couple de géants qu'il soit donné d'entendre.
Mais l'ensemble de la distribution est réellement sans faille.
On n'attendait pas forcément
Valery Gergiev dans Wagner et pourtant, il captive et réussit même
quelquefois à emporter et à émouvoir l'auditeur. Parfaitement
à l'aise, le chef insuffle à ses troupes une urgence dramatique
des plus heureuses et réussit à magnifier l'écriture
orchestrale wagnérienne... mais au point parfois de couvrir les
chanteurs. On pourra lui reprocher aussi de souligner parfois un peu trop
le trait (entrée des géants dans Rheingold par exemple)
mais la manière dont il fait s'épanouir dans l'espace le
thème final de la rédemption par l'amour est absolument inoubliable.
Gergiev sait ici submerger d'émotions l'auditeur. Nous n'avons,
pour notre part, jamais entendu aussi belle fin de Götterdämmerung.
Quel opéra au monde peut se
permettre de monter un Ring de cette qualité avec ses forces
vives et arriver même à surpasser Bayreuth ? On ne peut manquer
de se poser la question devant ce travail admirable... tout en jetant un
coup d'oeil à ce fameux Rhin, d'où tout part et tout revient,
lors de notre retour sur Strasbourg !
Pierre-Emmanuel LEPHAY
A noter que le Festspielhaus de Baden-Baden
rivalisera avec Bayreuth l'été prochain puisqu'il proposera
une version de concert de Rheingold sur instruments anciens dirigée
par Simon Rattle à la tête de The Orchestra of the Age of
Enlightenment, puis Parsifal avec une distribution incroyable :
Ventris, Meier, Hampson, Salminen, dirigés par Kent Nagano et dans
la mise en scène de Nikolaus Lehnhoff (production de l'English National
Opera).
Renseignements : www.festspielhaus.de