En ce début d’automne, Paris
oublie sa Seine et se met à l’heure du Rhin. La Tétralogie, présentée au
Théâtre du Châtelet, monopolise l’espace lyrique français. La presse, même
profane, s’empare du sujet. Quel journal, quel magazine n’a pas encore délivré
son Wagner mode d’emploi ? Comme à chaque fois, Das Rheingold donne le
la d’une production trop attendue. Trop, car les trépignements
engendrent souvent les déceptions et accroissent les rancoeurs. La générale
s’achève à peine que déjà les commentaires vont bon train clouant au pilori la
moitié de l’affiche. Bardé de recommandations et d’a priori, le spectateur,
cet après-midi, pose avec suspicion un pied dans le panthéon wagnérien et,
cramponné à la rambarde, se penche prudemment pour contempler « l’astre des
profondeurs ».
La déconvenue ne naît pas
alors, comme prédit, de la répétition d’un principe de mise en scène éprouvé
depuis plusieurs années, qui, de Madame Butterfly à Pelléas et
Mélisande engendre toujours les mêmes images, du glissement abstrait, au
lever du rideau, des filles du Rhin sur un plateau nu, mais du manque de
consonance de nos trois folles ondines. Les sonorités liquides des « Weia !
Waga ! » ne se fondent pas et, prises individuellement, les voix ne s’écoulent
pas mieux ; seule la Flosshilde ambrée de Annette Jahns surnage.
Ainsi, tout au long de
l’oeuvre, Christophe Eschenbach ne parvient pas à fusionner le métal. Les
cuivres insolents, plus souvent qu’à leur tour bravent la justesse, écrasent
les bois, répriment les cordes, irréprochables au demeurant. A défaut de
splendeurs orchestrales, le chef s’attache à la mesure, maintient heureusement
l’équilibre entre le plateau et la fosse. "Weh, weh", faute d’harmonie fluide,
les accords perdent de leur pouvoir maléfique.
Frustrée, l’attention se
porte alors sur les chanteurs. Dans cet univers panthéiste, les appelés sont
nombreux, les élus un peu moins.
Seule parmi eux, Mihoko
Fujimura fait l’unanimité avec le sens inné d’un théâtre qui puise à la même
source nippone. Fricka jette son tablier de ménagère et démontre en un chant
percutant et sensible son essence divine. Marâtre non mais impérieuse,
séduisante enfin, elle restitue à Wotan sa part d’humanité, l’oblige de
manière crédible à se réfugier inlassablement dans le mensonge et la lâcheté.
Le hiératisme de Robert
Wilson sert la cause de Jukka Rasilainen, hier fruste Kurwenal sur la scène de
l’Opéra de
Bastille. Figé, la lance sempiternellement collée à la paume écartée,
l’oeil bandé ainsi que l'exige le livret, il conforme son interprétation à
l’attitude imposée et offre un dieu monolithique, voire inexpressif, mais
présent. La composition brute, plus que brutale, ne dépare pas L’or du Rhin
où le personnage erre encore dans les limbes de l'histoire ; Il n’est pas
certain que les affres lyriques de La Walkyrie se satisfassent d’un
portrait aussi uniforme.
Autre rescapé du Tristan de
la saison dernière, Franz Joseph Selig démontre qu’un excellent roi Marke ne
fait pas forcément un bon Fasolt. Qu’est devenue la bouleversante humanité
applaudie à Paris comme à
Rouen
? Le géant n’exprime plus l’émoi amoureux, cette détresse qu’il partage, à un
degré moindre, avec l’époux d’Isolde. L’ampleur même est défaillante. Basse
plus que baryton, il se confond presque avec le Fafner sans envergure de
Günther Groissböch. Les colosses ont des pieds d’argile.
Loge aussi déçoit. David
Kuebler possède le rayonnement physique du rôle. Sa présence allume la flamme,
lumière rouge sur le visage à l’appui. Mais le timbre irrémédiablement usé
éteint tout scintillement musical. Le feu oublie de crépiter. L’autre ténor,
Volker Vogel, tire autrement son épingle du jeu de Mime, réduit cependant à la
portion congrue dans ce premier épisode.
Reste véritablement l’obscur
Alberich de Sergei Leiferkus. Dépourvu de sensualité, de sauvagerie - mais
comment, bridé par le procédé scénique, démontrer de telles qualités ? - il
atteint sa véritable dimension, haineuse et possédée, dans les métamorphoses
et surtout dans une malédiction impressionnante, au désespoir fielleux,
morceau de bravoure halluciné d’un des plus beaux rôles de la partition.
La Freia un peu légère de
Camilla Nylund, le Donner franc mais épais de Laurent Alvaro, l’Erda massive
de Qiu Lin Zhang complètent une distribution honnête, en conclusion, mais sans
plus.
Sur scène, pendant ce temps,
insensible au déferlement humide des passions, la beauté souvent jaillit du
geste, de la lumière surtout, travaillée comme une matière. Dans cet univers
superbement abstrait, le système de Robert Wilson n’atteint pas sa limite ;
ses contraintes n’entravent jamais la lisibilité de l’intrigue. Au contraire.
Deux, trois éléments ridicules (le crapaud vert, surprenant dans un univers à
la subtile monochromie, l’agitation stupide des petits Nibelungen), quelques
erreurs de réglage (le visage de certains chanteurs maintenu dans l’ombre
quand ils prennent la parole) n’en amoindrissent pas l’impact.
Au final, l’enthousiasme
naît avant tout de l’adéquation entre la musique et sa représentation tandis
que surgit, inévitable, la question : comment interpréter une telle vision ?
La suite au prochain numéro…
Christophe Rizoud