LES DIEUX SONT TOMBÉS SUR
LA TÊTE
Sur le papier, la nouvelle Tétralogie
confiée à Keith Warner constituait l'un des points forts
de la saison 2004-2005 du Covent Garden. D'abord parce que la précédente
production n'avait pas laissé un souvenir impérissable (1).
Ensuite parce que Bryn Terfel est un artiste extrêmement populaire
outre-Manche, dont la notoriété dépasse largement
le cercle restreint des amoureux de l'art lyrique. Autant dire que sa prise
de rôle a été largement couverte par les médias,
le théâtre affichant rapidement "complet" (et ce sera sans
doute encore pire pour Die Walküre).
Wotan est un rôle trop important
et trop difficile pour apporter ici un commentaire "définitif" sur
la prestation du chanteur gallois : un personnage aussi complexe se mûrit
au travers de plusieurs années de fréquentation de l'oeuvre
(et la première journée n'est pas la plus significative).
Cette soirée est toutefois d'un très bon niveau et il clair
que Terfel a bien le potentiel pour être un grand Wotan dans les
années à venir. Vocalement, le chanteur assure la représentation
sans faiblir, sans tricher, ne sacrifiant jamais les nuances au profit
de la puissance. Même dans les ultimes phrases de l'ouvrage, il arrive
encore à produire des colorations subtiles sur le registre de tête,
alliées à des déchaînement en registre de poitrine.
L'attention au texte est extrême,
chaque phrase étant ciselée avec intelligence. Physiquement,
l'artiste ne manque pas d'allure, dominant le plateau de sa grande taille.
Reste que le personnage est encore un peu commun, manquant d'intériorité
: la faute à une mise en scène à peu près vide
de sens.
Tape-à-l'oeil et mal fichue,
la production de Keith Warner laisse en effet perplexe. L'ouvrage démarre
par une trentaine de secondes de noir quasi absolu, les pupitres n'étant
même pas allumés dans la fosse pour les premières mesures.
C'est le meilleur moment.
Suit une série de projections
diffuses, avant qu'on puisse commencer à distinguer le complexe
et encombrant décor de Stefanos Lazaridis : un gigantesque toboggan
hélicoïdal sur lequel Alberich progresse vers les profondeurs
du Rhin. Sa barque avance avec lenteur, par à-coups, provoquant
des grincements qui n'ont rien de wagnérien. Quelques nouvelles
projections suggèrent un milieu aquatique, mais la scène
est trop sombre pour qu'on distingue franchement quoi que ce soit de précis.
Les Filles du Rhin sont peu farouches
: la première entreprend de satisfaire Alberich par une fellation
(pour qu'il n'y ait aucune équivoque, le nain donne quelques coups...
de Rhin (2)) ; les deux autres entreprennent de le déshabiller (elles
sont elles-mêmes pratiquement nues, du moins c'est ce qu'il semble
dans la pénombre). Ces fantaisies passées, Alberich est vite
intrigué par l'Or, figuré par une gigantesque sphère
argentée qui flotte au dessus du sol tel un pendule : il la détruit,
s'empare d'une espèce de boule disco, puis s'enfuit par une échelle.
La scène suivante nous plonge
dans un intérieur figurant la bourgeoisie britannique de l'ère
industrielle : un télescope à gauche, une gigantesque cheminée
à droite ; les dieux sont dans leurs tenues d'intérieur :
robes victoriennes pour les dames, robes de chambres chinoises pour Froh
et Donner, fracs incomplets pour les autres. Les géants sont d'abord
figurés par de gigantesques ombres chinoises dans l'encadrement
de la véranda ; à y regarder de près, Fasolt est habillé
en honnête travailleur, mais Fafner est plus inquiétant :
son gigantesque haut de forme cache un crâne oblong, disproportionné.
Pétard et feu de Bengale dans la cheminée, Loge apparaît
dans un fauteuil qui pivote d'un demi tour : un effet qui devait stupéfier
les spectateurs du Grand Guignol il y a 150 ans. Mal fringués et
guère policés, ces dieux ne sont pas non plus très
distinguées : on sent les "nouveaux riches" ! Mais ils finissent
par conclure avec les Géants, Wotan et Loge empruntent alors une
échelle pour descendre au royaume des Nibelungelen.
Le plateau s'envole vers les cintres,
laissant place à une espèce de laboratoire, la clinique d'un
savant fou. Là, Alberich, en blouse blanche, joue les Docteur Frankenstein
en créant une armée de nains décérébrés
à partir de morceaux humains dépareillés ; à
moins qu'il ne s'agisse du Docteur Mengele : un des nains subit la chaise
électrique, un autre semble torturé sur sa civière.
Entre temps, Mime, son frère et assistant, a forgé le Tarnhelm,
le heaume magique qui permettra à Alberich d'être invisible
ou de changer d'apparence (le heaume est ici remplacé par une espèce
de Rubik's Cube, argenté sur cinq faces et creux pour la sixième).
Sous l'incitation de Loge, Alberich enfile le casque, se met accroupi derrière
une chaise, accroche le cube au dossier et disparaît par une trappe
avant que le masque ne tombe par terre : un truquage qui ferait pleurer
de rire un enfant de 5 ans.
Pour la transformation en serpent,
nous avons droit à un grand monsieur avec un gros cube sur la tête
et qui rampe ; pour le crapaud, un petit cube sous lequel Loge découvre
un jouet à ressort dont les bonds font éclater de rire la
salle (c'est la goutte qui fait déborder le Rhin). La grenouille
est enfermée dans une mallette de cuir noir et... en avant vers
les échelles pour le retour au bercail.
Au palais des dieux, nouvel éclat
de rire : Loge pose sa valise sur le sol, l'ouvre... et c'est Alberich
lui-même qui en sort en chair et en os !
Après que Fafner tue Fasolt
(d'un coup de lingot qui laisse des traces de sang sur les vitres), les
dieux montent au Walhalla (toujours par des échelles, bien entendu)
dans un effet d'une sobriété en total désaccord avec
la musique.
Autant dire que toutes ces élucubrations
n'offrent aucun intérêt. On ne peut même pas parler
de "mise en scène provocante", type de traitement qui peut avoir
des effets dépoussiérants ; on en est loin : du cosmique,
nous sombrons dans le comique.
Cette scénographie compliquée
et médiocre pourrait être compensée par une direction
théâtrale fine et originale. Mais là aussi, c'est le
néant. Rien sur les rapports des personnages les uns avec les autres,
sur leurs motivations profondes, sur leurs sentiments...
La faiblesse d'une telle production
fait d'ailleurs craindre le pire pour la suite de cette Tétralogie
: L'Or du Rhin n'est pas l'ouvrage le plus difficile à monter
des quatre journées.
Dans ces conditions, la suite de la
distribution ne s'apprécie que par les performances individuelles
de chacun des chanteurs.
Günter von Kannen incarne avec
beaucoup d'investissement un Alberich detestable à souhait : nain
misérable avec les filles du Rhin, savant fou sans scrupule avec
Loge et Wotan. Ceci dit, ce n'est pas non plus la plus belle voix de la
terre et le chant est souvent sacrifié à l'expressivité.
Philip Langridge est un vieil habitué
du rôle de Loge dans lequel il déploie sans retenue ses talents
d'acteurs ; drôle, espiègle, mais sans être inquiétant.
Vocalement, le résultat est superbe : quand on pense que cet artiste
chante depuis des décennies, c'est même franchement remarquable.
Il serait fastidieux de s'arrêter
à chacun des interprètes de ce spectacle ; citons tout de
même la Fricka de Rosalind Plowright, d'une classe victorienne; les
géants de Franz-Josef Selig et Phillip Ens, très efficaces
; Will Hartman, quant à lui, laisse entrevoir de beaux moyens dans
ses courtes interventions en Froh (un chanteur à suivre, donc) ;
plus en retraits, le Donner de James Rutherford, pas très raffiné,
la Freia d'Emily Magee un peu effacée et l'Erda de Jane Enschel,
impressionnante chanteuse dans l'absolu, mais peu à l'aise dans
une tessiture d'alto.
La direction d'Antonio Pappano est
élégante et l'orchestre irréprochable : il faudra
juger sur la durée de cette approche peu spectaculaire.
Placido Carrerotti
1. Ah
! La lance de Wotan en forme de panneau "sens interdit"...
2. Il m'a même semblé
qu'Alberich laissait passer l'extrémité de sa rame d'entre
ses cuisses ; d'une vingtaine de centimètre. "L'Ordure 1" en quelque
sorte.