La création de l'intégrale
des Fées du Rhin d'Offenbach constitue à coup sûr
l'événement musical de cet été 2002 .Grâces
soient rendues à Jean-Christophe Keck pour avoir reconstitué
cette partition et à René Koering pour l'avoir programmée
dans le cadre du Festival de Montpellier.
A l'origine, l'oeuvre est une commande
du Hofoperntheater de Vienne où elle fut représentée
en 1864 dans une version abrégée en trois actes. La même
année, La Belle Hélène triomphait au Théâtre
des Variétés et le compositeur, très sollicité,
abandonna peu à peu tout projet de reprise de son opéra à
Paris. Plus tard, il en réutilisera des fragments, en particulier
dans Les Contes d'Hoffmann. Ainsi, le chant des elfes, véritable
leitmotiv
qu'on entend dès le début de l'ouverture, deviendra la célèbre
barcarolle de l'acte de Giulietta, où les couplets bachiques du
héros sont une transposition de la chanson à boire de Conrad.
L'échec de ces Rheinnixen
fut parfois imputé à la médiocrité du livret,
voire à l'incapacité du musicien à exceller dans le
genre sérieux, mais à l'audition, ces arguments ne tiennent
pas. En réalité Wagner, qui méprisait Offenbach, ne
supporta pas que le Hofopern ait monté cet ouvrage en lieu et place
de son Tristan, et ses partisans ne pouvaient admettre que cet amuseur
du Tout-Paris, juif de surcroît, pût composer un opéra
germanique : "Beaucoup de morceaux ont été vivement applaudis
[...] ce qui n'a pas empêché les journaux wagnériens
de m'anéantir", constate l'auteur dans sa correspondance. L'antisémitisme
ambiant et la politique militariste de Bismarck allaient faire le reste.
Malgré un succès public indéniable, l'ouvrage ne fut
jamais redonné et tomba rapidement dans l'oubli.
Pourtant, le sujet et la musique inscrivent
sans conteste ces Rheinnixen dans la tradition de l'opéra romantique
allemand.. L'influence de Wagner y est même perceptible : la prière
de Gottfried au premier acte n'est pas sans rappeler la romance à
l'étoile de Tannhäuser et certains choeurs de soldats
font écho aux marins du Vaisseau fantôme. Le chant
des elfes dans le lointain crée un climat fantastique à l'instar
des voix d'esprits invisibles du Freischütz. La partition doit
aussi beaucoup à Halévy et même au Berlioz de La
Damnation de Faust ( le début du troisième acte). Ces
réminiscences - on parlera plutôt de filiation, ne sauraient
obérer l'originalité d'une oeuvre passionnante où
foisonnent airs, duos, trios et ensembles sans parler des nombreux choeurs.
Trois heures trente de bonheur total !
Le livret en vaut bien d'autres de
la même époque et propose un dénouement inattendu :
l'action se situe sur les bords du Rhin, en 1522, au temps des Guerres
des Paysans. Ces luttes sont à l'origine des malheurs d'Hedwige,
jadis séduite et abandonnée par un militaire sans scrupule,
et de sa fille Armgard amoureuse de Franz, un voisin disparu au début
du conflit. Arrive une troupe de lansquenets conduits par Conrad qui investissent
la ferme d'Hedwige. Parmi eux se trouve Franz, blessé à la
tête et amnésique. Les soudards jettent leur dévolu
sur les villageoises, Armgard brave leur violence en leur chantant un air
patriotique jusqu'à en perdre connaissance. On songe ici à
l'Hélène des Vêpres siciliennes de Verdi ainsi
qu'à Antonia. Après bien des vicissitudes, les fées
du Rhin attirent les soldats dans l'abîme où ils périssent.
Alors, tout rentre dans l'ordre : Conrad, qui n'est autre que le père
d'Armgard, implore le pardon d'Hedwige et reconnaît son enfant. Frantz
recouvre avec la mémoire ses sentiments pour la jeune fille. Cette
fin heureuse consacre le triomphe des femmes et prône la suprématie
de la paix et de l'amour sur la guerre plus d'un siècle avant les
hippies !
La distribution, d'une belle homogénéité,
est tout à fait à la hauteur de l'entreprise :
Peter Klaveness donne du rôle
ingrat de Gottfried, l'amoureux transi d'Armgard, une interprétation
sobre et digne. Piotr Beczala est un Franz tourmenté et ombrageux.
Ses trois airs, au demeurant superbes, sont fort bien chantés, en
particulier l'émouvante romance "Die Nacht, die meine Seele" au
deuxième acte.
Applaudi au printemps dernier dans
Le
Barbier de Séville à l'Opéra Bastille, Dalibor
Jenis crée avec brio un personnage bien éloigné de
Figaro. Son Conrad, macho et fat à souhait jusqu'à
la rédemption finale, révèle la diversité de
son talent.
Armgard demande un soprano capable
tout à la fois de vocaliser (l'air d'entrée) et de faire
face à un orchestre pléthorique : une sorte d'Olympia mâtinée
d'Elsa ! Regina Schörg assume crânement sa partie jusqu'aux
limites de ses possibilités. Son timbre lumineux lui permet de dessiner
une figure féminine touchante, à la fois volontaire et fragile
comme en témoignent les affects différenciés de son
chant patriotique et de sa romance du quatre "Ein Traum nur war es".
Nora Gubisch affronte avec brio la
tessiture hybride d'Hedwige, aux écarts terrifiants comme ceux d'Ortrud.
On lui pardonnera quelques aigus tirés en début de soirée
et l'on saluera une prestation de haut vol. Son air "Leb'wohl, o theure
Tochter" au début du deux, tout en émotion contenue offre
un contraste saisissant avec ses imprécations du dernier acte face
à Conrad.
Les Choeurs de la Radio Lettone sont
au-dessus de tout éloge dans un répertoire bien différent
de La Donna del Lago qu'ils
chantaient une semaine plus tôt et qui leur fait tout autant la part
belle : paysans, soldats, fées sont campés avec conviction
dans un allemand aussi impeccable que leur italien.
Le maître d'oeuvre enfin de cette
soirée est Friedeman Layer qui dirige avec éclat et précision
cette partition qu'il porte à bout de bras : témoin le ballet
au rythme lancinant de valse, subtilement dosé qui déchaîne
une ovation on ne peut plus méritée. Ajoutons un Orchestre
National de Montpellier des grands jours et l'on comprendra à quel
point cette soirée fut enthousiasmante. On attend déjà
avec impatience le CD annoncé.
Le Festival de Montpellier peut s'enorgueillir
d'avoir donné à entendre cet ouvrage essentiel qui révèle
une facette peu connue du talent de Jacques Offenbach. Il reste à
espérer que dans un avenir proche un directeur d'Opéra nous
le donne aussi à voir.
Christian Peter
(Dominique Vincent)