En 2002, le festival de Montpellier avait révélé
au public médusé que la barcarolle "hoffmannienne" fredonnée, l'œil humide et
la lèvre tremblante, depuis des lustres par de gentilles grands-mères aux
cheveux bleutés, était une auto-citation d'Offenbach lui-même arrivant au bout
de son parcours créateur. Mieux, elle était même le thème principal d'un opéra
romantique du "Mozart des Champs-Élysées" composé pour Vienne en 1864 ! Loin
de la Venise des Contes le thème baignait cette fois les pieds d'elfes,
sylphes et autres ondines rhénanes.
Créée donc en 1864, l'œuvre avait plus ou moins
séduit, plus ou moins convaincu le public, même si le compositeur semble avoir
été, lui-même, globalement assez satisfait de la fortune de sa partition.
Hanslick, le grand Hanslick (le cacochyme Hanslick, surtout) trouvait, lui, de
"nombreux détails beaux et spirituels" au fil de ces pages ! Autant dire que
l'ensemble a dû paraître à l'époque d'une belle qualité ! Et pourtant… Et
pourtant il ne s'est pas fixé au répertoire… Du moins dans le passé, puisque
outre Montpellier il y a trois ans, Ljubljana et Trèves ont déjà programmé des
versions scéniques de ces Fées.
Ce n'est finalement que justice puisque l'œuvre
vaut beaucoup mieux que la réputation moyenne de musique facile généralement
accolée à la production de "l'amuseur" Offenbach. Le livret est même d'un
sérieux très convenu (ce dont l'Opéra de Lyon ne permet pas vraiment de se
rendre compte… puisque synopsis mis à part, les Fées n'ont pas droit au
surtitrage), narrant les amours contrariées d'Armgard et de l'amnésique Franz,
son fiancé… le tout sous l'œil matriarcal d'Hedwig… et sur fond de guerre
menée par le méchant Conrad. Autant dire qu'il a fallu à Offenbach beaucoup de
talent, voire un certain génie, pour soutenir l'intérêt. Et il y parvient (et
même très bien) avec son art très fin de l'orchestration, de l'atmosphère
(voir la manière dont il installe le climat lunaire, absent, de l'entrée de
Franz), d'une certaine emphase aussi. Le compositeur joue aussi des
conventions du genre (ballet, chœurs, ensembles gigantesques et diaboliquement
agencés) avec une intelligence du drame qui hisse finalement l'œuvre à un
niveau plus que respectable.
Y a-t-il aujourd'hui meilleur chantre
d'Offenbach que Marc Minkowski ? Ces Fées démontrent amplement le
talent du chef, ses affinités électives avec le compositeur, mieux sa
compréhension subtile et intime des enjeux de sa musique en général et de
celle-ci en particulier. Proposant une version un rien réduite (ce qui fait
que Cassandre Berthon, annoncée dans le programme… ne chante pas!) mais du
coup parfaitement adaptée à la scène (et surtout à une scène de concert),
Minko joue ici plus qu'ailleurs peut-être de son geste large, de sa formidable
capacité à innerver le tissus orchestral. Dès l'ouverture, il soulève le
spectateur, le porte, l'emporte au gré d'un drame balayé par une puissante
lame de fonds, par une furia permanente. Le chef consent pourtant,
passées de métronomiques pages militaires, à lâcher la bride à son orchestre,
moelleux, ciselé, vaporeux dans l'entrée de Franz au I, dans la complainte d'Hedwig
au II ou dans toute la scène des elfes au même acte. De cette scène,
justement, il fait la parente du Freischütz et de sa cauchemardesque
"Gorge aux loups" avec une précision maniaque de touche, de dynamique, de
couleur, inventant des enluminures chatoyantes animées de follets
virevoltants, détaillées comme un Disney des meilleures années. Même la grande
valse du II menée tel un crescendo infini, sculptée, bouillonnante mais
toujours exquisément dansante passera ici pour une grande page… ce qu'elle
n'est à l'évidence pas vraiment. Bravo Minko !
Las… Que le chef n'a-t-il hérité d'un couple de
héros mieux apparié… mieux chantant en fait. Hérissé de vocalises, d'aigus
dardés, assis aussi sur un registre grave souvent sollicité, le rôle d'Armgard
ressortit, du point de vue du caractère (du chant aussi, mais plus
ponctuellement) au même monde que les victimes weberiennes ou que les
"blondes" wagnériennes. Brigitte Hahn tient bien la tessiture. Elle a même
toutes les notes du rôle, et bien sonnantes qui plus est. Elle a toutes les
notes donc… mais molles, fades, toujours uniment cossues. Où est la flamme, la
jeunesse, et l'amour, et l'ardeur chez cette Antonia apathique, popote et
spectatrice de son destin ? Que cela tienne au rôle lui-même ou à l'artiste,
peu importe puisque l'ennui est là et bien présent, lui! D'autant que son
fiancé n'a pas plus fière allure. On peine même à reconnaître derrière cette
voix engorgée et ce masque grimaçant le Endrik Wottrich si fin poète et tendre
barde irradiant les Oiseaux de Braunfels, par exemple. Jour de méforme
sans doute, le ténor en mal d'imagination pousse la note, claironne (et encore
ledit clairon n'est-il pas toujours d'une projection très franche), peine,
glisse, chuinte, en délicatesse avec ses registres sans même leur conserver le
beau nimbe doré qu'on lui connaît… que l'on adore.
Bref, il faudra aller chercher du côté des voix
"graves" de vraies satisfactions. Du côté de Nicolas Cavallier par exemple,
qui file superbement sa prière du I, timbre long, chaud, miel épais à la
vibration naturelle et d'une tendresse émue. Maria Riccarda Wesseling qui est
plus un soprano dramatique qu'un vrai mezzo (elle a même beaucoup de la jeune
Behrens… à quelques incertitudes près) a du chien, elle, à défaut d'avoir
vraiment toutes ses notes. Mère éprouvée, véritable mater dolorosa en
fait, elle affirme une présence rude, femelle, primale qui, même cruellement
mise à mal dans les ensembles, emporte l'adhésion (duo anthologique avec
Conrad au III).
C'est enfin du côté du Conrad de Brett Polegato
que l'on glanera les moments incontournables de la représentation. Chef de
guerre jouisseur, hâbleur, sanguin, il joue d'une voix naturellement fauve de
baryton clair mais acéré (et d'une justesse chirurgicale) pour tracer d'un
trait de plume vif un portrait vipérin mais toujours fluide jusqu'à
l'affaissement, l'humanisation finale (acte III). Une vraie merveille !
L'œuvre valait peut-être mieux que cette
demi-réussite. Elle méritait au moins un couple d'amoureux à la hauteur du
reste de la distribution et de la vision d'un chef décidément indispensable
dans ce répertoire, incomparable magicien des sons. Mais ces Fées
longtemps oubliées existent ici, vivantes enfin et vivifiantes. Alors bis…
Benoît Berger