Un
acte pour Arturo Toscanini.
De tout "Rigoletto", Arturo Toscanini
préférait le troisième acte. Comme il avait raison
! Et la production lausannoise en fait la brillante démonstration.
Non pas que les deux premiers actes soient musicalement faibles ou quelconques
mais c'est dans ce dernier acte que le drame atteint l'apogée de
l'émotion.
A Lausanne tout semble avoir été
construit pour que ce dernier acte advienne comme une apothéose.
Pourtant, le décor (Alessandro Camera) d'un grand salon-bibliothèque
flanqué de cinq porches où se noue l'action des deux premiers
actes, frôle l'invraisemblance quand, au dernier acte, ces porches
laissent passer une barque trop large pour eux. Il faut toute l'astuce
des lumières (Patrick Méeüs) pour que les murs
de la bibliothèque et ses innombrables volumes s'effacent dans l'ombre
d'une nuit sans lune. Les brumes courent au-dessous d'un ponton jeté
à la hâte alors que le fond de scène joue le rôle
d'un plan d'eau. Magistrale invention scénique sur une scène
rendue exiguë par l'imposant décor. Arnaud Bernard, restant
fidèle à une représentation traditionnelle de l'oeuvre,
réussit néanmoins à créer un climat terrifiant
en parfaite adéquation avec le texte musical et théâtral.
© Opéra de Lausanne
Dans cette atmosphère dramatique
du dernier acte, happés par l'ambiance, les solistes se surpassent
et s'investissent dans leurs rôles mieux qu'ils ne l'avaient fait
dans les deux premiers actes. La soprano roumaine Nicoleta Ardelean
(Gilda) offre une voix plus douce, plus retenue. Dotée d'un magnifique
instrument aux couleurs mordorées, d'un phrasé idéal,
d'une technique parfaite, elle joue ici les mots du livret. Alors qu'elle
n'était qu'une soprano de qualité, elle devient une véritable
interprète, pensant le théâtre avant même la
musique. Elle n'en est que plus touchante, plus vraie, plus artiste. Carlos
Almaguer (Rigoletto) maîtrise parfaitement son rôle. Merci
à la puissance de sa voix, son bouffon est plus coléreux
qu'amuseur mais, combien plus vrai, plus homme quand, sous l'emprise de
la noirceur environnante du dernier acte, il livre un Rigoletto-père
luttant avec désespoir pour conserver sa fille.
© Opéra de Lausanne
Quant à lui, le ténor
Giuseppe Filianoti (Il duca di Mantova) est un Duc d'une rare beauté.
Jouant de son physique, le ténor italien transpire la noblesse nonchalante,
l'aisance provocante et l'arrogance de son rang. Dominant le plateau d'un
instrument vocal qui n'est pas sans rappeler ceux de Luis Lima ou de Neil
Shicoff, Giuseppe Filianoti chante ses romances avec une facilité
déconcertante. Pourtant, quand au dernier acte, il abandonne sa
suprématie vocale pour se laisser envahir par l'intrigue verdienne,
son talent grandit encore. On lui pardonnera donc que ses "angeli" soient
des "angioli". On pardonnait plus encore à Franco Corelli !
Dans les rôles secondaires, si
la mezzo Isabelle Henriquez (Giovanna/Maddalena) est particulièrement
convaincante dans son rôle de la soeur d'un Jean Teitgen (Sparafucile)
bien en place, Ruben Amoretti (Il conte di Monterone) donne un relief
ignoré son personnage. D'une voix rageuse mais admirablement bien
conduite, il offre un éclairage nouveau et intéressant à
un rôle souvent effacé parce que distribué à
des chanteurs en fin de carrière.
Dirigeant l'Orchestre de Chambre de
Lausanne, le chef italien Paolo Arrivabeni semble s'en tenir à la
stricte observance de la partition verdienne. On aurait aimé qu'il
assouplisse sa musique pour que mieux s'expriment la sentimentalité,
les débordements de l'expression belcantiste. Les fréquentes
oeillades des chanteurs en direction de la fosse d'orchestre dues à
la crainte de n'être pas dans le temps exact désiré
par le chef ont souvent pour effet de casser l'expression théâtrale.
La qualité des chanteurs réunis sur la scène lausannoise
ne requérait certainement pas cette rigueur. A noter encore l'excellente
prestation du Choeur de l'Opéra de Lausanne comme un cadeau fait
au retour bienvenu de sa chef Véronique Carrot.
Jacques SCHMITT