Pour Verdi et Gilda
De tous les opéras de Verdi,
Rigoletto
est peut-être celui dans lequel l'action s'enchaîne avec la
plus grande régularité sur une musique toujours attentive
à la succession des événements. Dans le développement
du langage expressif, le compositeur trouve des accents nouveaux . Jamais
encore Verdi n'a poussé aussi loin l'importance de l'accompagnement
orchestral pour souligner les émotions des personnages et jamais
il n'a dessiné avec autant de soin leur profil psychologique. Pour
la première fois, Verdi crée un caractère type pour
baryton auquel il donne une personnalité unique dans l'ensemble
de son oeuvre. Ce rôle, particulièrement difficile à
camper en raison des émotions divergentes que vit le héros,
est un énorme défi pour l'interprète et c'est en grande
partie sur ses épaules que repose la réussite d'une représentation
de l'opéra.
Manquant de naturel, Gary Simpson n'incarne
pas un bouffon satisfaisant. Quand on veut faire rire, il faut y mettre
de l'entrain et savoir jouer les histrions ; quand il en veut aux courtisans
de lui avoir enlevé Gilda, il convient d'y montrer plus de conviction.
De conviction justement, M. Simpson est dépourvu et c'est en somme
la caractérisation du personnage qui en souffre le plus. Par contre,
son timbre est magnifique, même si on souhaiterait plus de rondeur
dans les parties aiguës du rôle. On reste quand même saisi
par la beauté vocale du Cortigiani vil razza dont il rend
avec émotion le splendide cantabile, Miei signori, perdono, pietate.
Mais de pareils moments ne sont pas fréquents chez lui.
Agathe Martel frappe par l'intensité
de l'expression dramatique et vocale. Elle incarne Gilda à la perfection
avec juste ce qu'il faut de réserve et de naïveté pour
nous convaincre de l'innocence de la jeune fille au premier et au deuxième
acte, et d'abandon à la fin de l'opéra pour montrer comment
elle est capable du plus grand sacrifice afin de sauver celui qu'elle aime.
Elle possède le charme, l'élégance et la passion d'une
artiste consommée et son superbe soprano lyrique s'envole avec aisance
jusqu'aux contre notes qu'elle donne avec justesse et éclat. L'émission
libre et chaleureuse, le phrasé, la ligne de chant et la sobriété
du style en font une Gilda idéale. Sa projection est souple et elle
arrive facilement à dominer les ensembles en présence et
en chant, dont le superbe quatuor du dernier acte.
Malheureusement, le duc de Warren Mok
fait pâle figure à côté de cette Gilda rayonnante.
Sa présence scénique n'est pas banale, mais c'est sur le
plan de la voix et de la façon dont il l'utilise que les problèmes
surgissent. Le timbre manque de chaleur, le phrasé est pénible
et la voix plafonne dans les aigus. Des difficultés d'intonation
déparent également la ligne vocale.
Tarash Kulish interprète Monterone
et Sparafucile avec grande intelligence. Son Monterone est sombre à
souhait et musicalement splendide. Son portrait de meurtrier à gage
est particulièrement saisissant avec, dans le jeu et dans la voix,
une pointe d'ironie trahissant l'habitude du "métier". Grâce
à sa présence et à son charisme, Julie Nesrallah donne
une belle dimension au bref, mais décisif passage de Maddalena dans
l'action, jouant et chantant brillamment la perversion. A part le strident
Borsa auquel nous avons droit, les autres rôles secondaires sont
convenablement interprétés.
On doit saluer la prestation des choeurs
qui, dans Rigoletto, entrent et sortent parfois en fondu. Ils sont
à la hauteur des difficultés que cela entraîne et savent
faire ressortir la générosité de la ligne mélodique.
L'Orchestre du centre national des Arts sous la direction de Tyrone Paterson
apporte un soutien très adéquat aux chanteurs sans jamais
les couvrir. Cependant, on aurait aimé plus de vigueur et de tension
dramatique dans les passages sombres, en particulier lorsque Monterone
jette sa malédiction au premier acte et qu'il est conduit en prison
à la fin du deuxième. Sortant de l'ombre et y retournant
à chaque occasion, Monterone fait penser au commandeur dans Don
Giovanni ; des sonorités plus accentuées seraient alors
appropriées.
La mise en scène traditionnelle
nous réserve parfois d'étranges instants ; n'en retenons
que deux. Au deuxième tableau du premier acte, une femme assise
sur un banc tient dans ses bras ce qui ressemble davantage à une
poupée qu'à un poupon. Soudain, elle se lève et quitte
la scène ! Quelle est la raison de cette poussée vériste
que rien ne justifie? À la fin du premier acte, c'est ce banc et
non une échelle que Rigoletto est chargé de tenir ! Allez
savoir comment il ne s'en aperçoit pas, alors qu'évidemment
personne n'y grimpe. Un moment de grâce pourtant. À la fin
de l'opéra, Gilda se tient debout dans la chambre du duc d'où
elle chante ses répliques. Madame Martel m'a elle-même expliqué
le sens de cette exigence scénique : "Pour ce qui est du final de
cette mise en scène, Gilda, déjà morte, revenait en
tant qu'âme, visible et audible pour le public et non pour Rigoletto,
comme un dernier adieu à son père." Cela donne à Lassù,
in cielo, vicina alla madre et à Mio padre, addio un
relief exceptionnel, comme si nous étions en train de voir l'esprit
et d'entendre la voix d'un ange.
Les décors sont d'un kitsch
qui s'accorde mal avec la beauté et surtout l'esprit de l'oeuvre.
Alors qu'on s'attend à un peu de richesse chez le duc de Mantoue,
on est étonné de voir le délabrement des draperies
et des lambris. Le reste de la scénographie n'est guère plus
exaltant. Au troisième acte, la maison de Sparafucile ressemble
à une cabane montée sur pilotis, comme mes petits-fils sont
capables d'en construire dans le boisé voisin. On finit par en rire,
mais il ne faudrait pas qu'on retrouve trop souvent ce genre de décors
si on veut attirer un jeune public à l'opéra. Il serait souhaitable
qu'Opéra Lyra fasse des choix plus judicieux et évite dans
l'avenir de pareilles locations. Mieux encore, une scénographie
plus libre, davantage dépouillée et probablement moins coûteuse,
imaginée par des artistes du cru pourrait se révéler
beaucoup plus attrayante. À l'exception de la belle robe blanche
et de l'écharpe bleue que porte Gilda, les autres costumes le disputent
en ringardise aux décors.
C'est à la deuxième représentation
de Rigoletto que j'ai assisté. Une salle remplie au deux
tiers seulement a salué les artistes qui ont fait honneur à
Verdi et a ovationné la touchante Agathe Martel pour sa ravissante
prestation. Bien sûr, nous aurions aimé plus d'homogénéité
dans cette distribution, mais nous avons été comblé
par la présence de cette artiste attachante.
RÉAL BOUCHER