On se réjouissait en ce soir
de juillet en se rendant à l'Opéra comédie de Montpellier.
Au programme, un des plus beaux ouvrages
de Haendel, celui-là même qui marqua son entrée triomphale
dans la vie musicale londonienne . Le chef ? Un spécialiste de ce
répertoire : témoin sa superbe Agrippina au théâtre
des Champs-Elysées en 2000, et son enregistrement de Jules César
au sommet de la discographie. La distribution ? Des plus prometteuses,
avec dans le rôle-titre une cantatrice présentée comme
une nouvelle Diva. Oui, l'on pouvait s'attendre à vivre une soirée
lyrique excitante, voire mémorable.
Mémorable, elle le fut, hélas
! On n'oubliera pas de sitôt un désastre pareil !
Jugez plutôt : au lever du rideau,
le cadre de scène est occupé par un mur rouge sur lequel
l'effigie géante d'un soldat en treillis, mitraillette au poing,
fait songer à une publicité pour un improbable Rambo V.
Sauf que le soldat a la tête de Ken, l'ami de Barbie. D'ailleurs
au deuxième acte nous aurons droit, sur fond bleu cette fois, à
la poupée blonde et sexy, un revolver à la main. Rinaldo
et Almirena, sans doute ? Passons sur la fenêtre qui s'ouvre, dévoilant
un théâtre de Guignol avec des marionnettes qui se tapent
dessus.
Le mur rouge disparaît, laissant
place à un hémicycle tapissé de motifs fleuris rose
et vert du meilleur goût. Au centre, une bâtisse couleur parme
avec un clocher orné de haut-parleurs est placardée de manuscrits
en arabe : on suppose que ce monument ridicule - sorte d'église
relookée en mosquée- est censé représenter
Jérusalem aux mains des Musulmans. En effet, au tableau final, manuscrits
et haut-parleurs s'effondrent. Une croix apparaît sur le clocher,
à la fenêtre, une Vierge à l'enfant, échappés
d'une crèche vivante. Trois figurants habillés en Rois Mages,
façon Les Inconnus, s'engouffrent dans l'édifice...
Revenons au premier acte : Rinaldo,
on s'en serait douté, est en G.I. avec une barbe de deux jours,
c'est tellement plus viril ! Almirena porte une mini-robe de mariée
avec voile et couronne de fleurs sur la tête. Elle chante "Combatti
da forte" entourée d'un groupe de donzelles qui se livrent à
une gestuelle grotesque en comparaison de quoi les chorégraphies
des Clodettes, dont elles ont un peu l'allure, étaient du très
grand art ! De plus, ces délicieuses créatures gloussent
joyeusement juste avant le da capo. Ensuite arrive Argante, djellaba
et veste blanches, petits mocassins marron et, sur le crâne, un torchon
de cuisine à gros carreaux noirs et gris qui évoque vaguement
le foulard palestinien. Pendant l'aria de Goffredo, les Clodettes
apportent une télévision et filment le chanteur dont l'image
apparaît à l'écran (tiens, cela ne vous rappelle rien
?) Argante est très en colère, il arrache l'antenne : neige,
puis, ô miracle, le visage d'Armida emplit la lucarne, juste avant
son entrée. Bon sang, mais c'est bien sûr, c'est une magicienne
! En complet veston noir, elle ressemble à l'héroïne
de Chapeau melon et bottes de cuir. Soudain elle agite devant les
spectateurs médusés une boîte de Friskies dont elle
répand le contenu sur le sol, et tandis que le pauvre Argante, à
quatre pattes, mange les croquettes avec application, elle lui passe autour
du cou une laisse pour chien.
Au tableau suivant, Almirena se saoule
au whisky pendant l'aria "Augelletti che cantate". Après elle offre
ce qui reste dans la bouteille à Rinaldo. Tous deux terminent leur
superbe duo "Scherzano sul tuo volto" en titubant comme des fêtards
sortant d'une boîte de nuit. Tout à coup un canari géant,
sorte de Titi (sans Gros Minet) enlève la pauvre jeune fille !
A la fin de l'acte, Eustasio habille
Goffredo et Rinaldo respectivement en évêque et sacristain,
puis des enfants de choeur surgissent et gesticulent comme les Clodettes
du début !
Faut-il vraiment continuer ?
On se bornera à citer pêle-mêle
les sirènes aux seins nus qui s'agitent autour de Rinaldo, la Mercedes
coupée en deux sur fond de soleil couchant et, comble du raffinement,
la tête monstrueuse d'une poupée gonflable, la bouche béante,
projetée en gros plan derrière Armida qui tente d'interpréter
dignement "Vò far la guerra" avec des mains postiches démesurées.
Au trois, un kamikaze cagoulé,
des bâtons de dynamite autour de la taille, explose, laissant sur
le plateau ses deux pieds sanguinolents. Sur un écran, nous pouvons
voir des Playmobils assaillir une forteresse et aussi quelques monstres
issus d'un mauvais dessin animé japonais. Auparavant, un âne
(un vrai !) traverse la scène : sur son dos le petit missile des
Musulmans ; de leur côté les Clodettes apportent l'énorme
missile des Chrétiens... Vous l'avez compris, ceux qui ont le plus
gros seront vainqueurs ! ..Et ceux qui aiment Haendel auront du mal à
réfréner leur envie de hurler "Assez !"
Haendel, justement, on avait bien failli
l'oublier dans tout ce fatras! Faut-il que les metteurs en scène
aient jugé sa musique ennuyeuse et dépourvue d'intérêt
pour en distraire le spectateur avec tant d'acharnement et déclencher
l'hilarité au moyen de gags stupides et vulgaires même au
beau milieu des scènes dramatiques et des airs de déploration.
Comment garder en effet une oreille objective quand l'oeil est agressé
de la sorte ?
Disons-le d'emblée cependant,
Vivica Genaux a déçu. Le rôle dépasse-t-il ses
moyens ? Nous sommes loin, en tout cas, de la merveille annoncée
: la voix, souvent dans les joues, est à court de projection, le
timbre a paru bien mat et certains graves fort disgracieux. Enfin, la cantatrice
a une façon étrange de vocaliser qui évoque les improvisations
des chanteuses de jazz. Quant à l'expression, elle est proche du
néant, mais encore une fois, avec un tel environnement... N'empêche,
la comparer à Bartoli, voire à Horne ( !) relève de
la supercherie pure et simple. Son "Or la tromba" est l'un des plus calamiteux
jamais entendus avec en prime des trompettes fausses et un tempo pour le
moins déroutant.
Mais qu'est-il arrivé à
René Jacobs ? Etait-il donc troublé à ce point par
ce qu'il avait sous les yeux ? Toujours est-il qu'il nous a gratifié
d'une direction parfois sèche, souvent brutale, et totalement dépourvue
d'émotion, à des années-lumières de ses Haendel
précédents.
Point d'émotion non plus dans
le chant de Miah Persson, qu'on a entendue bien plus impliquée ailleurs.
Peut-on vraiment lui en vouloir ? On l'a obligée à chanter
le somptueux "Lascia ch'io pianga", l'un des sommets de la partition, couchée
par terre, coiffée et maquillée comme une héroïne
des Feux de l'amour, affublée d'une queue de sirène
vert fluo et faisant des oeillades d'un goût discutable à
Argante...
Miah Persson (Almirena, au milieu)
Photo : Marc Ginot/Innsbrucker Festwochen
James Rutherford a, certes, des moyens
importants, mais sa voix encore mal dégrossie est privée
de nuances. Ses vocalises, en particulier dans son air d'entrée,
sont bien laborieuses.
Inga Kalnar ne manque ni de personnalité,
ni d'abattage, elle incarne avec une conviction méritoire la sulfureuse
Armida. Sa grande scène à la fin du deux, dramatiquement
idoine, convainc, mais ne saurait faire oublier les stridences qui avaient
entaché son air d'entrée.
Les trois contre-ténors en revanche
n'appellent que des louanges.
Imperturbable, Dominique Visse campe
le mage chrétien avec sa truculence coutumière, mais pourquoi
donc l'a-t-on accoutré comme un mandarin chinois ?
Dominique Visse (à gauche),
Christophe Dumaux (Eustazio, milieu),
Lawrence Zazzo (Goffredo)
Photo : Marc Ginot/Innsbrucker Festwochen
L'Eustasio du tout jeune Christophe
Dumaux capte l'attention durablement : présence indéniable,
timbre séduisant, sa ligne de chant est impeccable, malgré
les sacs à dos et autres valises qu'il est contraint de porter en
permanence.
Depuis l'Agrippina du Théâtre
des Champs-Elysées, Lawrence Zazzo ne cesse de confirmer les espoirs
qu'on avait alors placés en lui. Son Goffredo a toute l'autorité
requise, la voix agréable et homogène possède une
technique solide qui lui permet de triompher d'une partie souvent ardue.
De plus, il évolue avec aisance et réussit à n'être
jamais ridicule, un exploit !
En guise de conclusion, rappelons une
anecdote célèbre : en 1952, à Florence, alors qu'elle
répétait une autre Armida (celle de Rossini), la jeune
Maria Callas s'émut de voir des danseurs évoluer autour d'elle
pendant le terrifiant "D'amor al dolce impero". Elle s'interrompit et demanda
qu'on supprime ce ballet qui la gênait pour chanter. Et elle obtint
gain de cause. Pour ce genre de réaction elle fut rapidement taxée
de capricieuse. Et pourtant...Si les solistes de ce Rinaldo avaient
eu de tels "caprices", n'auraient-ils pas fait oeuvre de salubrité
publique ?
Christian Peter
(Dominique Vincent)