J'ai eu de nombreux scrupules à
rédiger une "critique" de ce spectacle, n'en ayant vu, non pas une
représentation, mais "seulement" la générale parisienne.
Comment, en effet, prétendre juger des prestations de chanteurs
lorsque ceux-ci ne chantent pas à plein régime ? Cela relèverait
de l'escroquerie pure et simple, et d'un cruel manque de respect envers
les artistes de cette production.
Seulement, voilà : il est des
spectacles, parfois, qui sont tellement époustouflants de beauté,
de finesse, d'élégance et d'intelligence, que lorsque l'on
en sort, on n'a qu'une envie - le crier sur les toits, et en parler des
heures, des jours, des semaines, des mois (voire parfois des années)
durant. Ce Retour d'Ulisse est de ceux-là. La conviction,
par ailleurs, que l'opéra, c'est bien plus que du simple chant,
a achevé de me convaincre. Aussi parlerai-je en toute honnêteté
de ce que j'ai vu, en m'abstenant de commentaires sur ce que j'ai entendu.
Il Ritorno d'Ulisse, deuxième
opéra parvenu jusqu'à nous de Claudio Monteverdi, nous conte
l'une des histoires les plus simples et les plus émouvantes que
l'on puisse imaginer : le retour, après vingt ans d'absence, d'Ulysse
à Ithaque, sa vengeance contre les Prétendants qui ont investi
son palais et poursuivent son épouse de leurs assiduités
et ses retrouvailles avec ses proches, et notamment, bien entendu, avec
sa fidèle Pénélope. Comme toujours chez Monteverdi,
ce départ d'intrigue plutôt serré est prétexte
au développement, en près de trois heures de recitar cantando
et de ritournelles orchestrales magnifiques de sensualité et de
polychromie, d'une galerie de personnages haute en couleurs, mêlant
dieux et mortels, serviteurs et princes, grotesque et sublime.
Pour rendre parfaitement justice à
une telle richesse dramatique et expressive, il fallait toute l'intelligence,
le talent, mais aussi la sensibilité d'Adrian Noble - grand metteur
en scène shakespearien au demeurant, et cela se sent lorsque l'on
voit avec quelle finesse il fait ressortir le caractère de chacun
des protagonistes, dont pas un ne passe à la trappe.
Dès le début de la représentation,
c'est un véritable enchantement. Sur une scène couverte de
sable et encadrée par deux murs ocre pâle apparaît une
silhouette frêle, entièrement nue, comme traquée, angoissée,
tenant dans ses mains un flambeau vacillant : c'est la Fragilité
Humaine. Extraordinaire idée -rien n'est pourtant plus périlleux
que l'emploi, à la scène, de la nudité, qui pas un
seul instant ici ne semble racoleuse ou malsaine, bien au contraire ; Noble
réussit ce à quoi était parvenu Robert Carsen dans
sa très belle Alcina au Palais Garnier il y a deux saisons
: faire apparaître l'humanité dans son plus simple appareil,
sans défense, sans fard non plus, dans toute sa vulnérabilité,
et toute sa candeur aussi.
(Marijana Mijanovic) ©
DR
Le spectacle entier est à l'image
de ce Prologue, vivant, sensible, extraordinairement simple, et d'une exceptionnelle
beauté. Il faudrait tout décrire, tout citer -tâche
impossible, et dérisoire, tellement la soirée regorge d'idées
géniales (Minerve dictant par hypnose à Pénélope
le défi aux Prétendants, Minerve guidant la flèche
d'Ulysse contre eux, les Phéaciens jouant avec une voile blanche
au-dessus d'Ulysse endormi...) et de tableaux (Neptune émergeant
de l'écume et découvrant le navire dissimulé sous
son manteau, Jupiter descendant des cieux sur une nacelle, mi-tapis volant,
mi-parchemin, Pénélope, seule en scène, frêle
silhouette noire se découpant sur le fond bleu azur ou sur le jaune
pâle des murs et du sable...) proprement picturaux, d'une beauté
inouïe. On est émerveillé de voir les trésors
d'imagination déployés par Noble et son équipe, comme
ce voyage de Télémaque et Minerve voguant sur une balançoire
à travers les cieux d'une toile nuageuse d'un superbe azur, ou ce
formidable emploi de la fibre optique, s'intégrant parfaitement
au décor et à l'atmosphère ambiante, dans un spectacle
qui par ailleurs ne se départit jamais d'une grande simplicité,
voire même d'un certain dépouillement fort salutaire. Les
décors aux teintes passées et les costumes (réalisés
dans de très beaux textiles), sublimes, d'Anthony Ward, contribuent
à nous transporter dans une Antiquité idéalisée
et quasi-intemporelle, devant sans doute autant à des peintres tels
que George de la Tour (je pense notamment aux turbans ou aux robes des
servantes) qu'à Praxitèle et ses contemporains (les robes
de Pénélope et Minerve, aux plissés somptueux, sont
sculpturales), et sont superbement mis en valeur par les lumières,
presque vermeerienes (magnifique effet dans le monologue d'Euryclée,
où un doux éclairage de côté, rehaussant délicatement
la lueur d'une chandelle, vient caresser le visage de la chanteuse plongée
dans la semi-obscurité du palais endormi), et d'une beauté
à couper le souffle, du toujours remarquable Jean Kalman.
(Olga Pitarch & Cyril Auvity)
© DR
Dans cet écrin, aussi soigné
que le gemme qu'il renferme, peut ainsi se déployer une direction
d'acteurs vive et fluide, idéalement relayée par une brochette
de jeunes chanteurs, tous excellents acteurs. Et dont, à défaut
de les entendre chanter à plein régime, l'on goûte
les timbres et les compositions : belle Melantho de Katalin Karolyi, Minerve
acerbe et ingénieuse d'Olga Pitarch, Eumée sage et jovial
de Joseph Cornwell, trio de Prétendants superbement vains et ridicules
(Bertrand Bontoux, Andreas Gisler, Christophe Laporte), Iro bouffon mais
jamais graveleux de Robert Burt. L'Olympe, à l'exception du Neptune
de Paul-Henry Vila qui, dans un magnifique costume bleu, impose une belle
présence scénique et un grain de voix des plus intéressants,
et de la Minerve citée plus haut, marque moins. Cyril Auvity, quant
à lui, fait valoir un timbre agréable, une fine musicalité,
et une grande fraîcheur de jeu en un Télémaque juvénile
et volubile -gageons que l'on reverra très vite son charmant minois
sur une scène parisienne. Les triomphateurs de la soirée
sont cependant Kresimir Spicer et Marijana Mijanovic, couple royal à
l'engagement saisissant. Spicer compose un Ulysse tour à tour tourmenté
et serein, à la voix puissante et à la présence rayonnante
; mais c'est son épouse qui finalement impressionne le plus, Pénélope
blessée, en proie au doute, dégageant une douloureuse dignité
relayée avec sensibilité et sobriété par une
voix au timbre proprement hallucinant d'androgynie, quasi extraterrestre.
Droite, longiligne et impériale, impressionnante mais avant tout
poignante, sans jamais se départir de la noblesse inhérente
au personnage de "la plus sage d'entre les femmes" (Homère), Marijana
Mijanovic porte en ses gestes et attitudes dépouillés toute
la douleur de l'épouse ignorant le destin l'être aimé,
toute la tendresse d'une mère face aux émois encore mal canalisés
de son fils, mais surtout toute l'émotion de la sublime scène
finale, le trouble, oscillant sans cesse entre angoisse et apaisement,
entre désir de céder enfin au bonheur et défiance
face à la partielle irrationalité de la situation, ressenti
au moment où Pénélope apprend à redécouvrir
ce tendre époux de retour au bout de vingt d'absence. À l'image
de cette extraordinaire ligne vocale, sibylline, de la reine lorsqu'elle
accepte enfin d'admettre ce qu'elle n'osait croire, c'est bouleversant,
c'est beau, c'est simple. Simple, comme l'inébranlable fidélité
de Pénélope envers Ulysse.
Un Ulysse comblé, entre une
épouse aimante et un metteur en scène rêvé.
Mathilde BOUHON