L'accueil
triomphal que le public du Théâtre Lyrique fait à Roméo
et Juliette le 27 avril 1867 contraste avec la tiédeur de certains
critiques qui, à l'époque, ne lui font pas bonne presse.
Parmi eux, Henri Blaze de Bury (1)
juge sévèrement l'oeuvre dans son ensemble, spécifiant
d'abord que Gounod "n'est point un mélodiste". Étonnamment,
il ajoute :
Je ne mets point en question
la valeur musicale de la partition de M. Gounod, grammaticalement c'est
peut-être exquis, impossible de faire parler aux instruments une
langue plus élégante et plus diserte. Cette musique, jamais
tendre, jamais passionnée, rarement en situation, a des détails
qui vous enchantent, des enroulements (sic) décoratifs qui vous
rappellent les arabesques de Raphaël dans les loges du Vatican. Beaucoup
d'afféterie, de maniérisme, une mosaïque d'idées
abstraites, quelque chose de posthume jusque dans l'instrumentation, rien
pour le coeur, rien pour les sens, mais par momens (sic) les plus délicates
gourmandises pour l'esprit : tout cela presque sans rapport avec le sujet
en se contentant d'effleurer l'anecdote.
La postérité réfutera
largement l'idée selon laquelle Gounod ne serait pas un mélodiste.
La mélodie est l'essence même de son immense talent et elle
coule ici à flot. Ce qu'on ressent aujourd'hui à l'audition
de l'oeuvre prend le contre-pied de Blaze de Bury. Qu'elle ne possède
pas la profondeur de Shakespeare, on ne le conteste pas, mais qui à
l'opéra, à part Verdi avec Macbetto, Otello et
Falstaff, peut avoir eu la prétention de pénétrer
le sens de cette dramaturgie ? Pour le reste, la musique de Roméo
et Juliette exhale une odeur de printemps, pleine de tendresse et de
passion, elle parle directement au coeur.
C'est la valeur musicale de l'ouvrage
qu'Opéra Lyra accentue. À défaut de pouvoir miser
sur des moyens impressionnants, les artisans de cette production choisissent
judicieusement d'en faire d'abord un drame intimiste sur lequel se greffe
ensuite le destin des deux familles. C'est un véritable festin pour
les yeux et les oreilles ! La mise en scène très classique
de John Hoomes met en valeur l'individualité brillamment esquissée
des protagonistes. Jamais un geste hors de propos, toujours cette manifestation
d'enthousiasme qui enchante dans les moments d'exubérance, dans
les mouvements d'ensemble, les jeux et les effets de scène. Le décor
unique utilisé pour les cinq actes s'harmonise parfaitement avec
cette conception. En fond de scène, un mur percé de trois
portes d'arche et, de chaque côté, une porte d'arche du même
style. Au deuxième acte, le mur principal couvert de lierres et
flanqué d'un balcon, offre au spectateur des images d'une luxuriante
beauté. Ce dispositif, auquel s'ajoutent quelques accessoires et
le catafalque dans la scène du tombeau, contribue à l'enrichissement
d'une scénographie rehaussée par des éclairages empreints
de poésie et efficacement orientés. Soulignons également
l'éclat des costumes médiévaux conçus pour
une production montréalaise en 1986.
(Acte 2)
© Copyright : Opéra
Lyra 2005
Le plateau réussit dans l'ensemble
à charmer aussi bien visuellement que vocalement. Laura Whalen et
William Joyner (le Nicias de Thaïs à La Fenice) prêtent
leur apparente jeunesse, leur beauté et leur timbre magnifique aux
héros éponymes. Cette Juliette, toute de grâce et de
fraîcheur, déploie une vocalisation impeccable. Son soprano
lyrique s'envole avec aisance comme dans sa valse, brillante, mais en même
temps délicatement projetée. C'est un personnage essentiellement
marqué par le bonheur et l'amour, le risque de sombrer dans la mièvrerie
est bien réel, mais la musicienne l'élude avec brio.
Laura Whelan (Juliette) William
Joyner (Roméo)
© Copyright : Opéra
Lyra 2005
Roméo est taillé sur
mesure pour William Joyner. Il y a fort longtemps qu'on n'avait entendu
en cette salle un ténor doté d'une telle souplesse. Son timbre
aux harmoniques ravissantes séduit dès les premières
mesures et rend justice à la tendresse que recèle ce rôle
particulièrement élégiaque. Il donne une interprétation
enflammée de "Ah ! Lève-toi, soleil !" culminant par un splendide
diminuendo
sur le si bémol aigu. Les moments de plus forte tension ne sont
pas en reste; sa voix prend alors une couleur plus sombre sans que jamais
il ne se départisse de cette élégance volontiers associée
au personnage.
Les protagonistes offrent une interprétation
singulièrement touchante des quatre duos d'amour. Dans "Nuit d'hyménée"
surtout, on retrouve cette fusion de la pensée dramatique et musicale
qu'on ne rencontre que chez des artistes accomplis.
Aaron St. Clair Nicholson (Mercutio)
© Copyright : Opéra
Lyra 2005
Devant un couple aussi rayonnant, le
reste de la distribution ne démérite pas. Aaron St. Clair
Nicholson s'impose par sa maîtrise de la ligne vocale. En Mercutio,
il est remarquable de précision et se montre excellent acteur. Quelle
diction pour un anglophone, quel souci de clarté dans la ballade
de la reine Mab ! Une extraordinaire adéquation au rôle, à
sa verve. Au troisième acte, Michelle Sutton imprime à Stephano
une insolence en rapport avec l'urgence de la situation. Dans "Que fais-tu
blanche tourterelle", son mezzo charnu, sa maîtrise de la projection
et un sens aigu des nuances signalent une interprète d'élection
pour ce rôle. Gaétan Laperrière prête à
Capulet une voix ample et homogène sur toute la tessiture, mais
aussi un engagement scénique qu'on ne lui a pas toujours connu.
En Tybalt, Kurt Lehmann déçoit quelque peu; on l'a déjà
entendu en bien meilleure forme dans Turandot (Pong) à l'Opéra
de Montréal. Les autres rôles sont fièrement tenus.
Sous la direction très subtile
de Tyrone Paterson, l'orchestre se surpasse. Le chef en tire des sonorités
très contrastées tout en maintenant un équilibre rigoureux
entre les différentes sections, notamment dans la scène du
duel où les cuivres pourraient à tout moment écraser
les cordes. Ce parfait contrôle des masses assure aux chanteurs un
écrin de choix.
Réal BOUCHER
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(1) Henri Blaze de Bury, Shakespeare
et ses musiciens, in Revue des Deux Mondes, mai-juin 1867, p.
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