UN COLOSSE POUR NOEL
La Monnaie est une maison qui aime
commenter les oeuvres qu'elle monte, qui aime aller au delà du message
initial de l'ouvrage ; c'est un peu la continuation du travail de Gérard
Mortier. En montant Rosenkavalier, elle se condamne à être
le vecteur passif d'une oeuvre sans véritable message et sans autre
dénonciation que celle de la grossièreté anecdotique
d'un baron lubrique. Il y a bien sûr ce très beau commentaire
sur le renoncement, mais est-il vraiment possible de le transcender, d'aller
au-delà du texte ? De plus l'effectif orchestral requis pour monter
ce Chevalier à la Rose est tout simplement hallucinant, 112 musiciens
(dont 19 sur scène) répartis comme suit : 16 premiers et
16 seconds violons, 10 violoncelles, 8 contrebasses, 3 flûtes (n°3
piccolo), 3 hautbois (n°3 cor anglais), une clarinette basse (également
cor de basset), 3 bassons (n°3 contre basson), 4 cors, 3 trompettes,
3 trombones, 1 tympanon, célesta, tuba, deux harpes, trois joueurs
pour la grosse caisse, les cymbales, le triangle, le tambour de basque,
le Glockenspiel (!), le tambour, le tambourin, les cloches et les castagnettes
(!!) Ajoutons à cela quatre solistes de premier plan, un grand ténor
lyrique, un solide baryton et 21 autres solistes. Il n'est (quasi) pas
exagéré de dire qu'à la Monnaie, ce 13 décembre,
il y avait autant de monde sur scène et dans la fosse que dans la
salle. Plus sérieusement, on a l'étrange sentiment que cette
oeuvre dépasse -non pas en moyens- les ambitions de la Monnaie,
que nous sommes ici face à une série de représentations
extraterrestres que les habitués du lieu examinent comme un objet
étrange.
Maintenant, ce qui est certain, c'est
que le spectacle est tout à fait honorable, voire enthousiasmant.
Nos réserves mises à part, il faut souligner l'honorable
travail de Christoph Loy qui une fois encore fait preuve d'une belle élégance
dans sa conception dramatique. Mise en scène classique, décors
et costumes d'époque, ce n'est pas tous les jours que la Monnaie
offre ce luxe somme toute assez banal à son public. Là où
Loy pèche, c'est en grossissant le trait : les décors rose
bonbon, la neige tombant sur Vienne au baisser de rideau, Sophie habillée
en Barbie ; tout cela est fort doux et caresse la rétine, mais on
ne peut s'empêcher d'être un peu écoeuré par
toute cette guimauve. Même si au fond, il est indéniable que
Loy joue du second degré comme pour mieux croquer ses personnages,
la sauce ne prend pas tout à fait. Restent donc les habituelles
qualités des mises en scène de Christoph Loy : habileté
dans les déplacements de masse, excellent travail de direction d'acteurs,
caractérisation de chacun des personnages.
Quinze ans après avoir enfilé
pour la première fois les robes à panier de la Maréchale
dans ce même théâtre, Felicity Lott nous revient magnifique,
toujours aussi élégante. La diction est exemplaire, c'est
une sorte d'idéal de phrasé straussien et même si certaines
notes aiguës sont abordées avec un peu d'appréhension,
il n'est pas exagéré de dire que Felicity Lott est probablement
une des Maréchales les plus bouleversantes du moment. Kristine Jepson
est un magnifique mezzo dramatique, probablement l'Octavian idéal
; tout chez elle est finesse, beauté et intelligence ; la voix atteint
une amplitude extraordinaire, sur toute la tessiture ; vraiment, une leçon
de chant. Camilla Tilling, déjà divine en Susanna cet été
à Aix-en-Provence avec Minkowski, est une Sophie de très
haut niveau, les aigus meurtriers du second acte sont parfois un peu fins
mais gardent la beauté fruitée du médium et du haut
médium. Trio d'actrices magnifiques, des physiques idéaux,
très féminins (le problème de Jepson).
Côté messieurs, il est
impossible de ne pas trouver la prestation de Gunter von Kannen admirable.
Même si ce vieux routier du chant d'outre-Rhin nous a gratifié
de prestations catastrophiques (Mustafa de L'italienne à Alger),
il est ici prodigieux de vaillance. Ce rôle lui va comme un gant,
et il est évident que sa voix usée et légèrement
détimbrée le sert plus qu'autre chose. Juha Kotilainen, qui
avait été un excellent Leontes dans Le Conte d'Hiver de Boesmans
à Lyon, fait ici un Faninal de grand luxe, le haut de la tessiture
est parfaitement assumé, une chance vu les prouesses demandées
au chanteur dès ses premières répliques.
Très bons seconds couteaux :
Piotr Beczala est un ténor extrêmement vaillant (c'est d'ailleurs
ce qui lui est demandé) qui manque juste un peu de puissance, Ingrid
Haberman une duègne enjouée et vocalement idéale,
Valzacchi et Annina idéaux de drôlerie et d'effets vocaux
; tout juste s'indignera-t-on d'un Chris de Moor (Polizeikommissar) à
la voix défaite.
Joli divertissement pour les fêtes,
donc.
Hélène
Mante