Pourquoi certains metteurs en scène
font-ils si peu confiance à l'intelligence du public qu'ils croient
nécessaire de renforcer chaque "signifié" de l'ouvrage jusqu'à
l'écoeurement ? Au cas où les multiples messages du Chevalier
à la Rose vous auraient échappé, je les surligne,
les souligne, les mets en italiques et en gras et en majuscules corps 24...
Une rose ? Non, des milliers façon pub Kenzo, plantées sur
tiges métalliques sur toute la surface de la scène, piétinées
au fur et à mesure des évolutions des chanteurs (qui se prennent
parfois les pieds dedans et frôlent le trébuchement involontaire)
; la pauvre rose en argent en devient toute timide et anonyme à
sa présentation. Sophie jeune et naïve ? Philip Himmelmann
en fait une nunuche, une oie blanche au premier sens du terme avec son
noeud et sa robe immaculée, puis, dans le troisième acte,
en jupe plissée et collier de perles. On se demande comment Octavian
peut tomber amoureux d'une crevette pareille... Ochs, balourd obsédé
? Ce n'est plus dans une auberge, mais dans un bordel de travestis en pleine
partouze qu'il retrouve sa Marion, la versant sur des matelas crasseux
qui répondent aux coussins blancs de la Maréchale au premier
acte, chacun sa perversion, mais tous pareils. La similitude entre la Vienne
de Marie-Thérèse et celle d'Hoffmannsthal ? La scène
est ouverte jusqu'au fond, au dernier acte, brute et noire, sans autre
décor que ces milliers de roses, et si quelques costumes dix-huitième
persistent au premier acte, on bascule définitivement au vingtième
siècle au dernier, dans une décadence associant Cyrillus,
Deschiens et Maréchale clone de Dietrich jusqu'au bout de son fume-cigarettes.
On l'aura compris : rien n'est contresens,
certes, mais que devient la "saveur aigre-douce" du Chevalier ?
Toute subtilité est balayée, avec l'avantage d'une compréhension
immédiate de cette peinture de la décadence, mais aussi le
risque de s'éloigner en permanence de la force principale de l'oeuvre,
tant littéraire que musicale : l'art de la suggestion. Hoffmansthal
souhaitait un troisième acte "effronté et sensuel", puis
"burlesque", il est grinçant, provocateur et manichéen. Et
ne disait-il pas, dans la même lettre à Strauss : "Vous craignez
que cet ouvrage ne soit trop délicat ? La marche de l'action n'est-elle
pas simple, compréhensible, même pour le plus naïf des
publics ?" Que Strauss soit rassuré : toute délicatesse a
disparu, et le public devrait avoir compris... qui parfois sifflait au
salut final.
Martina Serafin © www.martinaserafin.com
Ovation méritée en revanche
pour le plateau vocal, exceptionnel, qui par la subtilité de sa
caractérisation dramatique tranche avec cette mise en scène
appuyée, au risque, parfois de sembler la contredire. La plus applaudie
est la soprano viennoise Martina Serafin : elle fait une entrée
en France remarquée avec une Maréchale racée, au chant
superlatif, timbre riche et mordoré, diction et projection impeccables,
élégance et finesse de l'incarnation dramatique. A ses côtés,
le Quinquin peut-être un peu trop féminin, mais lui aussi
remarquable vocalement, de la mezzo Heidi Brunner, une Sophie légère
et idéale. Un trio féminin parfait, auquel répond
une distribution masculine équilibrée. Démarrage plus
que chaotique pour l'orchestre de Nancy, vite repris en main par un Lang-Lessing
énergique et attentif.
Sophie ROUGHOL