Au programme
de ce concert, des oeuvres appartenant toutes à la période
où Rossini, après le semi échec de Guillaume Tell
et la révolution de juillet 1830, cessa de composer des opéras.
De la cantate Giovanna d'Arco, écrite en 1832 à Paris,
à la Petite Messe Solennelle de 1863, dédiée
à la comtesse Pillet-Will, en passant par des compositions tirées
de l'ensemble intitulé Péchés de Vieillesse,
ce panorama de trente ans de créativité permet de découvrir
un Rossini qui, délivré des contraintes de la scène
et de la pression du goût du public, écrit la musique qu'il
aime et se révèle dans son intimité.
Giovanna d'Arco, cantate de
chambre accompagnée au piano, est expressément dédiée
à Olympe Pélissier dont Rossini venait de faire la connaissance
à Aix-les-Bains. Articulée en deux airs précédés
chacun d'un récitatif, elle offre à l'interprète l'occasion
de briller d'abord dans le registre méditatif, lorsque Giovanna
évoque sa mère dans un andantino grazioso, puis dans
le registre virtuose : le deuxième air, en effet, commence maestoso
par une vocalisation sur un thème repris de Maometto II (air
de Calbo : "Non temer d'un basso affetto..."), enchaîne sur de multiples
groupes de demi croches et s'achève sur une cabalette avec
reprise qui laisse le champ libre à la technique éblouissante
de la cantatrice. La chronique a retenu que le 1er avril 1859, Rossini
en personne accompagna la grande Marietta Alboni, réputée
pour l'égalité et l'intensité de sa voix de contralto.
Svetlana Lifar, naguère Rosina
à Fourvières, est un vrai mezzo-soprano et ses graves sont
impressionnants. Mais Rossini requiert plus qu'un timbre, qu'une tessiture,
il lui faut aussi une agilité qui manque nettement ici. Quelques
sons engorgés et dans les joues achèvent de mettre à
mal ce morceau de bravoure. Par la suite, dans les pièces à
plusieurs, moins exposée, la jeune cantatrice semblera beaucoup
plus à son aise. Muriel Bérard, au piano, réussit
d'autant mieux à être une partenaire à part entière
et non un simple faire-valoir.
D'inspiration religieuse et destinés
à un quatuor vocal avec accompagnement d'harmonium pour l'Ave
Maria et de piano pour le Motetto, les oeuvres qui suivent on
retient qu'ils sont visiblement des pièces de circonstance, écrites
pour complaire à tel solliciteur, et qu'elles offrent aux voix l'occasion
de se singulariser dans l'expression du texte, mais la virtuosité
est beaucoup moins démonstrative, ce qui s'accorde au caractère
d'intimité et aux dimensions réduites de musiques qui n'ont
pas été produites pour des exécutions de concert,
a fortiori dans les conditions qui prévalent aujourd'hui.
La première partie s'achève
sur une pastorale pour La nuit de Noël qui rassemble les choristes
de l'Opéra, piano et harmonium, autour d'une basse. Dans ce répertoire
nouveau pour eux, les choeurs sont remarquables de cohésion et de
précision. La basse est une vraie basse, la projection et l'articulation
n'appellent aucune réserve. Mais chanter est-il à ce point
douloureux ? On a sans cesse l'impression que l'artiste est à la
torture, ce qui n'a vraiment rien de rossinien !
La pièce maîtresse du
concert, à savoir la célèbre Petite Messe Solennelle,
était donnée en première audition en Avignon, dans
sa version originale - ou presque, car l'effectif des choristes était
supérieur à celui voulu par Rossini, mais ne chicanons pas.
Petite car conçue pour douze chanteurs (huit choristes et quatre
solistes), deux pianos et un harmonium, et Solennelle parce que réunissant
tous les éléments de la célébration liturgique.
C'est une oeuvre fascinante, qui échappe
à la grandiloquence des stéréotypes de la musique
sacrée de son époque. Le dépouillement de l'accompagnement
et son apparente simplicité nous semblent un superbe pied de nez
de Rossini à ceux qui l'avaient enseveli de son vivant dans les
limbes du passé, tant cette musique sonne moderne, en particulier
dans ses rythmes, surtout au piano. En outre, dans ce testament, Rossini
rend hommage aux musiciens qu'il révère, envers et contre
la mode, Palestrina et Jean-Sébastien Bach, par exemple dans les
finales en forme de fugue pour le Gloria et le Credo et dans
le solo de piano au moment de l'Offertoire, apportant un démenti
souriant à feu son maître, le Père Mattei, qui désespérait
de le voir maltraiter le contrepoint, et peut-être avec l'espoir
de lui offrir la satisfaction posthume d'une composition irréprochable
de ce point de vue. Telle qu'il l'a composée, cette messe rassemble
tout son savoir et tout ce qu'il aime, mais il cache la complexité
avec élégance, de la même manière qu'il refuse
le pathos. (De ce point de vue, la version orchestrale qu'il se résoudra
à écrire trois ans plus tard viendra alourdir quelque peu
la fluidité initial ).
Les exécutants font tous de
leur mieux, avec des résultats inégaux. Les choristes, dont
nous avons souligné la qualité du travail dans la pastorale,
chantent le Christe Eleïson a cappella avec une justesse d'expression
qui émeut. Dans le Qui tollis peccata mundi, qu'elle chante
en duo avec Svetlana Lifar et, du reste, dans toutes ses autres interventions,
comme le Crucifixus, la soprano Karen Vourc'h réussit à
produire l'effet souhaité par Rossini : une voix blanche mais assez
timbrée pour rester juste et juste assez vibrante pour émouvoir,
bel exploit d'équilibriste et superbe démonstration de maîtrise.
Dommage pour nous que Florian Laconi, le ténor, n'ait pas suivi
cet exemple. Il paraît surtout soucieux de tenir toute la place possible
dans l'ensemble vocal, forçant par moments d'une manière
qui aurait probablement déplu à Rossini. Certes, le Domine
Deus a un rythme de marche, mais c'est un acte de foi, non un retour
triomphal. La conviction de Fernand Bernadi semble entière dans
le Quoniam mais il donne toujours autant l'impression de souffrir.
Les choristes, encore eux, triomphent des fugues avec discipline et musicalité.
Déception, donc, à l'égard
des solistes, à la brillante exception de Karen Vourc'h, satisfecit
pour les pianistes, particulièrement Florence Goyon-Pogemberg qui
assume avec maestria la partie du premier piano dans La Petite
Messe Solennelle et Jean-Marie Puli efficace à l'harmonium.
Mais, surtout, un grand bravo à
Stefano Visconti, maître d'oeuvre de cette soirée et qui a
oeuvré avec ténacité pour qu'elle ait lieu. Spécialiste
de la direction des choeurs, il est à la tête de celui de
l'Opéra d'Avignon et il a assumé la préparation ainsi
que la direction musicale du concert. D'un bout à l'autre, nous
avons été frappé par la clarté et la pertinence
de ses choix, et par un effort constant pour rester au plus près
des indications du compositeur. C'est donc surtout à lui que s'adresse
notre gratitude de mélomane heureux d'avoir entendu en Avignon un
chef-d'oeuvre encore ignoré de beaucoup. Merci également,
cela va sans dire, au programmateur de ces concerts hors des sentiers battus.
On souhaiterait retrouver cet anticonformisme dans les titres de la saison
d'opéra...
Maurice SALLES