Festin vocal
Première des trois nouvelles
productions d'ouvrages de Richard Strauss annoncées cette saison
à l'Opéra de Paris, cette Salomé, servie par
un des meilleurs plateaux qu'on puisse imaginer aujourd'hui, est sans conteste
l'événement de la rentrée lyrique.
Le nom du metteur en scène laissait
présager un lecture originale, voire décapante, du texte
sulfureux d'Oscar Wilde, à l'instar de la très controversée
Dame
de pique qu'il avait concoctée in loco avec la complicité
de son décorateur David Borovsky en 1999. Il n'en fut rien.
Lev Dodin, se serait-il assagi ou serait-il
à court d'inspiration ? Toujours est-il que cette fois le décor
est des plus conventionnels : une sorte de terrasse dans des tons brunâtres
surplombée de deux cyprès suggère vaguement un pays
méditerranéen. Les seules idées sont le ciel aux couleurs
changeantes à mesure que le drame avance et l'éclipse qui
voile la face lunaire au moment de la décapitation. C'est bien peu
! Borovsky signe également les costumes, d'un goût discutable
lorsqu'ils ne frisent pas le ridicule comme ces collants dont le page est
affublé ou les jupettes rayées brun et jaune des soldats.
Même celui de Salomé - corsage noir transparent et large jupe
noire à motifs dorés - fait davantage songer à un
gitane de supermarché qu'à une princesse biblique. La direction
d'acteurs, enfin, manque singulièrement d'imagination à l'exception
du rôle-titre qui, seul, semble avoir mobilisé l'attention
du metteur en scène, à moins que sa conception extrêmement
fouillée ne soit le fruit du travail personnel de l'interprète.
Karita Mattila, on l'aura compris,
propose une Salomé d'anthologie à ce point maîtrisée
et aboutie qu'on à peine à croire que nous assistons à
une prise de rôle ! Mi-adolescente capricieuse, mi-femme lubrique
dévorée par un désir irrépressible, plus névrotique
que sensuelle, il faut la voir s'agripper aux barreaux de la cage qui enferme
le prophète et tendre frénétiquement les mains vers
l'objet de son fantasme inassouvi.La danse des sept voiles, exécutée
avec une maestria prodigieuse, ne laisse rien ignorer de la plastique impeccable
de la chanteuse qui, de surcroît, nous gratifie dans la scène
finale d'un grand écart stupéfiant.
Vocalement en grande forme, la cantatrice
finnoise domine aisément la partition jusqu'au grave profond de
"des Todes", exhalé comme un râle de plaisir désespéré.
L'aigu puissant et charnu n'exclut pas les demi-teintes extatiques. Elle
joue avec aisance des mille coloris de son timbre qui se fait mielleux
pour évoquer la petite fille gâtée et se pare soudain
de raucités lascives lorsqu'elle réclame son dû. Magistral
!
Le reste de la distribution est à
la hauteur de cette exceptionnelle performance : des seconds rôles
tous remarquablement tenus se détachent le page exemplaire de Michelle
Breedt et surtout le Narraboth pathétique et troublant de William
Burden, doté d'une voix et d'un physique séduisants qui en
font un rival plausible de Jochanaan et accentuent la cruauté perverse
avec laquelle Salomé se rit de lui.
En dépit de moyens passablement
délabrés, Anja Silja demeure une Herodias impressionnante,
machiavélique et dédaigneuse, aux aigus tranchants comme
le sabre du bourreau.
Veule et libidineux à souhait,
Chris Merritt campe un Hérode époustouflant de justesse dramatique,
servi par une voix ample dont il parvient à tirer des couleurs parfois
volontairement laides au service de son personnage. On reste pantois devant
la reconversion exemplaire de ce ténor jadis spécialisé
dans le répertoire belcantiste.
Falk Struckmann, enfin, est un Jochanaan
illuminé, d'une autorité et d'une intériorité
indéfectibles face aux sortilèges envoûtants de sa
partenaire. La voix est d'airain et semble appartenir à un autre
monde. Mais pourquoi diable l'a-t-on affublé d'une robe de bure
bien peu seyante qui, en outre, cache ce corps "blanc comme la neige sur
les montagnes" qui embrase les sens de la princesse ?
Au pupitre, James Conlon nous offre
une direction d'une redoutable efficacité, à défaut
de génie. Bien plus à son affaire dans ce répertoire
que dans l'opéra italien du dix-neuvième siècle, il
déchaîne un déferlement orchestral inouï sans
parvenir toutefois à éviter certaines vulgarités,
notamment dans la coda de la danse des sept voiles, et couvre par
moment les solistes dont les moyens ne sont pourtant pas négligeables
!
On l'aura compris, c'est sur les épaules
des chanteurs, et plus particulièrement de l'interprète du
rôle-titre, que repose le triomphe qui a accueilli cette représentation.
Pour une fois, on ne parlera pas de "la Salomé de Lev Dodin",
mais bien de celle de Mattila.
Christian Peter
Lire
également la critique de Placido Carrerotti