Salomé, Hérode et
Hérodias...
Docteur Freud lui-même n'en reviendrait
pas ! Une mine, que dis-je, un gisement inépuisable de pathologies
en tous genres : nymphomanie, mégalomanie, hystérie, folie...
Mais cessons dès lors de moquer le désordre psychique des
personnages de l'opéra de Strauss. Car au fond, qu'elles se nomment
Salomé ou Elektra, Hérodias ou Clytemnestre, Hérode
ou Egisthe, les créatures mi-homme mi-bêtes, blocs de colère,
de haine magmatiques que Strauss a parées de ses notes, viennent
nous rappeler la face obscure du compositeur fine mouche d'Ariadne auf
Naxos et délicieusement mitteleuropa de Rosenkavalier.
Sans oublier l'apprenti-philosophe, en quête de sens, de Die frau
ohne Schatten, enivré de la langue absconse et érudite
d'Hugo Von Hoffmansthal.
Se lassera-t-on un jour de Salomé,
de ses couleurs fauves, gorgées d'Afrique et d'Orient, de sa palette
de tons crus, incarnat, rougeoyants comme la terre de Sienne sous un crépuscule
toscan ? Un Eden fantasmé et chavirant. Oeuvre d'une concision rare,
tranchante comme le plus affûté des scalpels, Salomé
pourrait s'exhaler en une seule respiration, si elle n'était traversée
de spasmes suffocants, qui étouffent jusqu'au souffle de vie, et
de points d'orgue orgasmiques qui tiennent captif le désir, jusque-là
fuyant. Une sensualité lourde, opiacée, des pulsions incontrôlables,
des désirs inassouvis mais aussi un orchestre tout feu, tout flamme,
version enfer sur terre, et la proximité sournoise de la mort, du
néant, sans espoir de rémission.
Il suffit pourtant d'une Langue
avec sa prosodie, sa rythmique, ses codes idiosyncrasiques et ses sonorités
convoyeuses d'images mentales pour qu'une oeuvre apparaisse sous un jour
différent. Les mélomanes l'ignorent souvent, mais le texte
original de Salomé, écrit par Oscar Wilde, le fut
en français. Que Richard Strauss ait tenu, après le succès
de la version allemande, à composer une version française
peut surprendre au premier abord. Mais il semblerait, d'une part, que le
musicien tenait en plus haute estime le père de Dorian Gray,
et que, d'autre part, il ait souhaité donner vie à une nouvelle
Salomé, qui ne serait pas une traduction mais une authentique
mise en musique du texte original.
Après moult corrections, révisions,
et avec l'aide précieuse de Romain Rolland, le compositeur achève
la version française en septembre 1905. Une création parisienne
(1907), une reprise à la Monnaie de Bruxelles la même année
et puis c'est le silence radio. La Salomé française
mise KO par sa jumelle allemande fut seulement redécouverte en 1989
au festival de Montpellier, avant de triompher à Lyon sous la baguette
de Kent Nagano (avec Karen Huffstodt, José Van Dam et Jean Dupuy
dans les rôles principaux).
Pour les oreilles habituées
aux sonorités rugueuses de la langue germanique, la version française
déroute immanquablement. Le texte de Wilde, malgré sa poésie
lunaire, son inspiration délibérément contemplative
qui poétise l'érotisme, n'est pas toujours des plus heureux.
Ses répétitions ("Salomé, vous connaissez mes paons
blancs, mes beaux paons blancs qui se promènent dans le jardin.
Il n'y a pas dans le monde d'oiseaux si merveilleux. Il n'y a aucun roi
qui possède des oiseaux aussi merveilleux"), ses maladresses syntaxiques
("Où est-elle celle qui s'est abandonnée aux jeunes hommes
d'Egypte, qui sont vêtus de lin et de hyacinthe, et portent des boucliers
d'or et des casques d'argent, et qui ont de grand corps ?") l'alourdissent
considérablement... Mais la rencontre entre la musique puissante
de Strauss, au goût âcre et torride du désert de Numidie,
et l'atmosphère subtilement décadente du texte de Wilde a
engendré une fleur étrange, dont les vénéneuses
fragrances ne laissent pas d'envoûter.
© Opéra de Saint-Etienne
Il semblerait, les huées finales
l'attestent, que la mise en scène de Jean-Louis Pichon ait fait
souffler un vent frisquet sur les têtes impeccablement laquées
du public stéphanois ! Sans doute ce dernier n'a-t-il que modérément
apprécié un décor digne d'Hans Savernoch : une "citerne"
sombre, dévorée par la rouille, quadrillée par des
escaliers de fer. Aucune échappatoire possible, des portes blindés
verrouillant ce qui sert de palais au tétrarque. Est-ce une citerne,
une cale de bateau, l'intérieur d'un sous-marin, l'infernal bunker
du Hitler de La Chute ? Il y règne en tout état de
cause une atmosphère de fin du monde, post-Tchernobyl, dans laquelle
se meuvent quelques êtres pitoyables. Cette vision pessimiste, implacable
du bestiaire Straussien, ne manque ni de cohérence, encore moins
de pertinence, même si, pour l'instant, elle n'a pas tout à
fait trouvé ses marques.
Pichon s'en explique, dans ses éclairantes
"Réflexions pour une mise en scène" : "Le palais du tétrarque
de Judée, comme celui de tous les tyrans, enfermés dans l'obsession
pathologique de leur omnipotence, et dans la terreur de la voir mise à
bas, pouvait offrir un cadre plausible à la tragédie de Wilde.
Mais il y si peu de soleil, si peu de recherche d'un quelconque exotisme
musical dans la partition de Strauss que nous avons fait un autre choix
(...) Nous avons imaginé aux portes de notre civilisation, échappant
à ses préoccupations humanitaires et à ses règles,
une micro-société qui recrée en toute liberté
l'histoire fondamentale et éternelle, d'une humanité attachée
à créer les conditions de sa souffrance, de sa jouissance
et de sa destruction. Le pouvoir y est à la fois terrible et dérisoire".
Dont
acte.
© Opéra de Saint-Etienne
Les créatures façonnées
par le metteur en scène et ses collaborateurs (Frédéric
Pineau aux costumes, Michel Theuil à la lumière) sont à
mille lieues des figures charismatiques, hautes en couleur admirées
dans la célèbre mise en scène de Luc Bondy, à
Salzbourg. Libidineux, cauteleux comme Kenneth Riegel, Hérode est
avant tout ici un vieillard débilitant, un ex-dictateur sans doute
incontinent. Attifée comme Madame Groseille dans La vie est un
long fleuve tranquille, Hérodiade n'est plus la créature
mythologique, image dévorante et fantasmatique de la mère
abusive, rêvée par Strauss mais une mégère vulgaire
et vociférante, à l'esprit petit-bourgeois rance. Salomé
ne charrie pas les mêmes effluves brûlants que Catherine Malfitano
à Salzbourg, princesse classé X. Est-elle une Lulu déchue,
une putain de Buenos Aires sur le retour ? Avec sa robe couleur de lune,
aux irisations bleu argenté, elle évoque plus l'Ange bleu
qu'une adolescente dévorée par le désir. La très
attendue Danse des 7 voiles n'a d'ailleurs ici rien de sensuel, ni d'excitant.
Effectuée en partie par les trois esclaves de Salomé, que
l'on jurerait sortis du Querelle de Fassbinder, elle se solde par
un lever de gambettes mou du genou, laissant entrevoir des dessous aussi
affriolants qu'une combinaison Damart (porte-jarretelles et body beige,
cela ne fait pas oublier Karita Mattila à Paris...). Seul le personnage
de Iokannan, impérieux, tout de blanc vêtu, à la parole
puissante et éloquente, apporte un peu d'espoir à cette ronde
infernale, accablée par la mort du soleil.
© Opéra de Saint-Etienne
On peut aisément concevoir sa
Salomé plus sensuelle, plus africaine, plus lumineuse, plus parodique
et amusante aussi, plus BD, plus trash. Un Harry Kupfer l'eut sans
doute rendu encore plus physique, plus bouleversante dans son inhumanité,
voire explosive... Il n'empêche, Jean-Louis Pichon est un authentique
homme de théâtre dont certaines idées (rappelons-nous
le jardin de Picpus dans Dialogues des Carmélites) feront
date : ainsi le costume d'Hérode, patchwork cousu de petits bouts
de tyrannies, de tous ceux rois, despotes, empereurs, officiers, dictateurs
qui ont cru qu'ils pouvaient dérober à Dieu la légende
de la Création.
On attendait son retour avec impatience...
Laurent Campellone a, une nouvelle fois, prouvé qu'il était
l'un des chefs les plus prometteurs de sa génération, livrant
une lecture stimulante de la partition. OEuvre complexe s'il en est, Salomé
donne parfois l'impression d'un collage de blocs musicaux alors que tout
n'y est que flux, étals et torrentiels, réminiscences, modulations.
Attentif aux nuances dynamiques autant qu'à la motricité
du discours, soucieux de rendre justice à la transparence de l'orchestration
straussienne, le chef a su maintenir, à quelques relâchements
prêts, la tension du début jusqu à la fin. Les musiciens
stéphanois, dont on connaît, par ailleurs, l'investissement
mais aussi les problèmes de cohésion et de justesse, semblent
transfigurés par cette baguette précise, élégante
et enthousiaste. Si l'Orchestre ne saurait rivaliser en terme de couleurs,
de sauvage beauté, de lascifs déhanchements, et de houle
grondeuse avec les plus grands, il a ménagé d'impressionnantes
bourrasques sonores, de très bonne augure pour la Tosca à
venir...
Comme un compliment en appelle un autre,
on sait gré à Campellone d'avoir cherché un équilibre
fosse-scène satisfaisant, sinon idéal. Un chef trop zélé
aurait tôt fait de noyer les chanteurs sous le déluge sonore.
Pour l'occasion, il nous a confié ne pas avoir hésité
à adapter les indications mentionnées par Strauss à
ses chanteurs... Hélas, cela n'a pas toujours suffi, et pour entendre
certains éléments de la distribution, l'usage d'un sonotone
n'eut pas été de trop.
Ce reproche ne s'adresse évidemment
pas à la radieuse Sylvie Brunet, Hérodias de luxe, que les
metteurs en scène les plus coriaces n'arriveraient pas à
enlaidir. On ne sait qu'admirer le plus : la voix, toujours aussi saine,
belle, ronde, délectable, l'émission parfaite, naturelle,
évidente, l'intelligibilité optimale de la diction, la science
des couleurs, l'intelligence du texte, la présence scénique.
Directeurs d'opéra, réveillez-vous, il n'y pas que Mesdames
Borodina, Kasarova et Graham sur le circuit !
© Opéra de Saint-Etienne
Dans notre lancée, on adressera
une belle moisson de compliments au Iokanaan puissant et inflexible de
Vincent Le Texier, parfois si décevant, mais là dans une
forme remarquable (Il l'était aussi dans Don Carlo à Tours).
Timbre d'airain, voix sonore et bien projetée, sans faiblesse majeure
dans le grave, gestion du souffle remarquable. Incontestablement, le baryton
français a fait belle impression, même s'il me semble que,
techniquement, il n'a jamais su véritablement mettre en valeur sa
belle voix (pourquoi ces sonorités engorgées, ce vibrato
parfois envahissant, cette émission instable qui lui ont d'ailleurs
valu tant de critiques ?)
Si le reste de la distribution s'était
hissée à ce niveau, on eut tenu un spectacle mémorable.
Première victime, l'Hérode à la dérive de Christian
Jean, épargné avec bienveillance par le public. Trop souvent
distribué à des ténors en fin de carrière ou
à des bêtes de scène plus comédiens que chanteurs,
Hérode est un rôle exigeant. Christian Jean (un Spalanzani,
un Alcindoro, l'aumônier des Dialogues en février dernier),
dont la petite voix de ténor ne pèse pas lourd face au cyclone
straussien, ne trouve jamais ses marques. Trop occupé à se
faire entendre, le chanteur néglige le texte, au grand dam du spectateur
condamné à lire les surtitres. Deuxième victime, une
Barbara Ducret qui souffle le chaud et le froid en Salomé. Comme
le public, nous saluons l'engagement émotionnel et scénique,
de la jeune chanteuse (elle n'a que 29 ans !), qui compose une princesse
provocante et capricieuse jouant avec l'amour et la mort jusqu'à
s'en brûler les ailes. Vocalement par contre, nous n'adhérons
pas aux artifices qui la conduisent à darder ses aigus et à
chanter fort, pour donner l'impression qu'elle maîtrise ce rôle
redoutable. La plupart du temps, on entend une technicienne modeste, incapable
de donner chair à un médium et à un bas-médium
éteints. De plus, la diction est catastrophique (avec quelques bien
vilains "r" roulés à l'ancienne), et l'émission peu
orthodoxe.
Comme de tradition à Saint-Etienne,
les seconds rôles ont réservé de belles surprises,
tels le page à la plastique vocale séduisante de Patricia
Fernandez, dont la grâce salvatrice apporte une note de beauté
dans cet univers de désolation, et le Narraboth solide de Jean-Luc
Maurette.
Mais que Salomé nous pardonne,
décidément, c'est vers sa mère, Hérodias, que
notre coeur s'en est allé...
Arnaud BUISSONIN