En ouverture
de la saison, l'Opéra de Marseille affiche une oeuvre due au compositeur
Henri Tomasi, d'origine corse, fils de Xavier Tomasi, un des pionniers
dans l'île de la collecte des formes musicales orales traditionnelles.
Poursuivant la politique consistant à redonner à des oeuvres
relativement récentes de la musique française une nouvelle
chance, Renée Auphan, elle-même d'origine corse, a choisi
un drame lyrique consacré à la figure de Sampiero Corso,
un personnage historique vénéré en Corse comme combattant
de la liberté et de l'indépendance contre l'occupation gênoise
au XVIe siècle.
L'intérêt de l'oeuvre,
peut-être nourrie par les résonances de l'actualité
insulaire, tient à la fois à la musique et au héros.
Limpide comme il convient à un élève de Vincent d'Indy
titulaire d'un Prix de Rome, la musique témoigne de la grande maîtrise
d'un compositeur capable d'allier de manière captivante la technique
savante, les souvenirs et les influences d'autres musiciens, et les sources
mélodiques et harmoniques du terroir . (Le programme de salle, édité
comme d'habitude par Actes Sud, présente à ce propos plusieurs
textes éclairants, d'Emmanuelle Mariini, Claude Tomasi et Emile
Vuillermoz). Le héros incarne depuis des siècles la figure
du patriote aux yeux des siens. Une adaptation du livret ayant semblé
nécessaire pour le mettre en adéquation avec la "corsitude"
de la partition, il a donc été réécrit en "langue
corse" par des spécialistes concernés au premier chef.
© Christian Dresse
Dans le drame représenté,
l'action se concentre sur le couple formé par Sampieru, condottiere
enrichi au service des Medicis ou des rois de France, et son épouse
Vannina d'Ornano, dont la famille est à demi-gênoise.
Au premier acte, la jeune femme, mère
d'un nourrisson, est malheureuse des longues absences de son mari, et des
risques qu'il court en luttant contre les Gênois qui occupent la
Corse, d'autant qu'elle est convaincue que ce combat est inutile car il
est perdu d'avance. Ce ferment d'un désaccord profond va faire d'elle
le témoin contraint du rassemblement "patriotique" qui constitue
à lui seul le deuxième acte.
Au troisième acte, les espions
gênois, la sachant seule, lui envoient un messager qui exploite sa
faiblesse et l'incite à plaider la cause de son fils, héritier
des biens familiaux, devant le Sénat de Gênes. A cet instant
surviennent Sampieru et sa suite ; assimilant aussitôt cette entrevue
à un trahison, il condamne Vannina à mort mais il consent
à lui éviter le déshonneur d'être tuée
par les sbires : il l'étrangle lui-même. Le tableau final
montre Sampieru dans les montagnes ; il se lamente sur son sort, et sur
son erreur passée, quand on vient l'avertir que des hommes armés
le recherchent. Seul contre eux il succombe sous les coups ; il expire
en rêvant du royaume dont son fils sera le maître. Ses assassins
viennent alors lui couper la tête, qui avait été mise
à prix. Commence alors la veillée funèbre, défilé
des partisans de Sampieru, où la Voceratice, à la fois pleureuse,
griotte et Erinye, chante la personnalité du défunt et exhorte
la foule qui reprend lamentations et imprécations en choeurs exaltés.
Ce résumé permet de se
rendre compte que l'écueil à surmonter est la consistance
dramatique ; le premier et le deuxième acte n'en ont guère,
alors que le troisième, surtout dans le quatrième tableau,
a une intensité quasiment shakespearienne. L'affrontement entre
l'émissaire gênois et Vannina, la plausibilité de la
situation, la stratégie du Gênois, la gradation des arguments
qu'il emploie pour briser la résistance puis les réticences
de la jeune femme, le sentiment de l'inéluctable et de l'inexorable
soutenus par la musique haletante, aux accents parfois proches de Puccini,
tout concourt à faire de ce passage une grande réussite.
Mais les beautés musicales ne manquent pas, en dehors du long duo
du premier acte, particulièrement la berceuse chantée par
Vannina qu'elle reprend au troisième, les interventions des choeurs
évoquant la puissance des Carmina Burana à l'acte
deux ou les tableaux de l'opéra russe dans le finale, ce chant déclamé
s'infléchissant en mélodie ou s'élançant en
proclamation-manifeste, et les passages purement instrumentaux, de l'ouverture
et des danses, où les ressources des cordes et des cuivres dissonants,
voire discordants, à la manière d'un Honegger, font ressentir
l'instabilité des états et des sentiments vécus par
les personnages.
© Christian Dresse
Autre atout de ce spectacle, la réalisation
scénique. Certes, on peut regretter que les choix effectués
nous privent d'une Moresca reconstituée puisque il s'agit à
l'origine d'une danse exclusivement masculine, mais la chorégraphie
justifie en quelque sorte la présence de femmes : le caractère
agressif de la danse prolonge la relation masculin-féminin existant
entre Sampieru et Vannina.( La femme n'est partenaire que soumise et muette,
adhérant sans réserve aux objectifs de son mâle de
maître, faute de quoi elle est coupable et condamnée sans
rémission.)
Les passages d'un tableau à
l'autre se font par changements de décor ; des toiles peintes évoquant
la montagne corse, un toit dévasté pour le village en ruines,
un coffre-banc et une colonne pour le palais marseillais, ce minimalisme
est suffisamment évocateur pour créer l'atmosphère.
Dans le crépuscule, ces vieillards immobiles qui regardent on ne
sait quoi, cette vieille attentive qui semble là pour surveiller
un enfant, surplombés par des sommets si hauts qu'il semblent à
la fois protéger et écraser, ces sbires brutaux et hâtifs,
ce signe entre l'émissaire gênois et l'une des servantes,
la jarretière de l'intimité conjugale comme lien de l'étranglement,
il y a tout un travail de notations discrètes et suggestives dont
la pertinence et le pouvoir émotif bouleversaient ma voisine, corse
A.O.C. qui faillit se lever en entendant le Dio vi salvi regina.
Renée Auphan , avec l'aide de Jean-Michel Criqui, les costumes sobres
de Katia Duflot et les beaux éclairages de Roberto Venturi, a donné
densité et vibration aux échos de la vie corse contenus dans
l'oeuvre.
Mais l'oeuvre, conçue par des
Corses pour célébrer un Corse, le rend -elle admirable aux
yeux de tous ? L'accent est mis sur son attachement à la liberté
de l'île, à son indépendance. Ce que nous voyons, c'est
un homme en proie à une obsession ; on dira qu'elle est noble et
qu'il a le soutien du peuple. Ne jouons pas sur les mots : comment a-t-il
atteint sa position de "leader" ? Par des vertus particulières d'ordre
moral ? Ou parce qu'il fait partie des plus forts ? Et que se propose-t-il
de faire, une fois les Gênois vaincus ? De rendre le pouvoir aux
Corses ? Ou de le garder pour lui et les siens, remplaçant en somme
une domination étrangère par une domination autochtone, pas
forcément plus douce pour la population ? Pourquoi tue-t-il sa femme,
surprise par lui et sa bande en négociation avec un ennemi ? Parce
qu'il possède ces vertus antiques qui sacrifient sans hésiter
leurs attachements à un devoir supérieur ? Mais comment ne
pas se demander ce qui se serait passé s'il était survenu
seul ? N'est-ce pas la crainte d'être compromis lui-même vis-à
-vis des siens qui l'amène à décider de tuer sa femme
plutôt que d'affronter leurs soupçons à son égard
?
Passionnante initiative, donc, que
celle de Renée Auphan, puisque ainsi elle rend à une oeuvre
en passe d'être oubliée une palpitante actualité. (
Et encore a-t-on ignoré les didascalies qui font de la Moresca une
danse où les chrétiens triomphent des Sarrasins). Dommage
que tous les protagonistes n'aient pas le charisme souhaitable. Si l'orchestre
et les choeurs brillent comme rarement sous la conduite d'un Patrick Davin
qui semble gagné par l'exaltation au fil des scènes, Laurence
Schohn déçoit ; elle peine à soutenir un rôle
qui réclame des graves qu'elle n'a pas, ses aigus extrêmes
sont stridents et souvent c'est dans les joues que sonne sa voix . Irina
Mataeva est à son aise vocalement et scéniquement, dessinant
une Vannina émouvante et convaincante . Sergey Murzaev campe avec
autorité un ambassadeur déterminé et insinuant d'une
voix bien sonore. Carlo Guido, quant à lui, a le physique de l'emploi,
même s'il est trop jeune historiquement parlant ; son chant est peu
nuancé, à l'image du personnage. Nadia Ninio , en suivante,
est efficace.
Plutôt réservé
pendant la représentation, le public , sans être très
nombreux, a salué par de longs applaudissements tous les participants
à un spectacle en définitive très prenant
Maurice SALLES