La
Création, c'est cet oratorio tardif dans la carrière
de Haydn, l'une de ces ultimes vendanges des années 1796-1797 dans
laquelle le compositeur a mis en musique les vers de la Genèse sur
un canevas allemand du baron van Swieten. C'est aussi cette oeuvre inclassable
qui jette un pont entre le classicisme viennois et les affres du Sturm
und Drang. C'est enfin l'opus qui réussit le mieux le tour de
force de couler dans un creuset sonore d'une originalité folle,
les deux facettes de la personnalité du "bon papa" Haydn, celle
du voltairien fils de l'Aufklärung et celle, populaire et plus
rudement terrienne, du croyant naïf de soixante printemps.
A la fin du programme du concert, un
texte attire l'attention. Il n'est pas l'oeuvre d'un lettré, mais
d'un contemporain, écrivant en dialecte viennois dans la foulée
de la première audition publique de cette Création:
"Ce jour-là [...] il y avait à Vienne un autre spectacle
pour lequel notre beau monde oublia l'invasion des Russes. C'est que le
fameux Haydn représentait la création du monde en musique
[...] Depuis que le théâtre existe pareille chose ne s'était
vue [...] Et ce qui m'a plu particulièrement, c'est que c'est magnifiquement
écrit et cependant facile à comprendre [...] De ma vie je
n'aurais imaginé que des poumons humains, des intestins de moutons
et des peaux de veaux produisent pareil miracle [...] Bref je ne suis jamais
sorti aussi réjoui d'un théâtre et j'ai effectivement
rêvé toute la nuit de la création du monde". Allons
bon ! Voilà que cet homme m'a volé ma plume par anticipation
!
Car le concert fut effectivement magnifique
et le choc renouvelé à chaque note. Louis Langrée
a su jouer le jeu infini de l'imagier coloré, insufflant à
l'oeuvre et à l'orchestre un mouvement unique. Le chef, depuis le
subjuguant chaos liminaire jusqu'à la joie rayonnante ultime de
l'incarnation, a ouvert comme aucun autre des brèches béantes
sous les sièges des spectateurs médusés, fait souffler
les vents, chanter les oiseaux, couler les ruisseaux, jaillir la lumière.
De sa phalange démiurgique, Langrée, baguette prométhéenne,
a su extraire les plus infimes ressources de coloration, d'intonation,
de dynamique pour brosser d'un geste royal cette fresque à porter
au pinacle.
Fabuleux aussi, les solistes se sont
engouffrés, dans le sillage du chef, dans la moindre anfractuosité
du texte (du verbe comme du texte musical lui-même), pour en exalter
tous les sucs lyriques. Sandrine Piau, dardée de timbre, virtuose
de talent, sait ici plus encore qu'à l'habitude, cacher sous les
apprêts d'un naturel discret les ressources d'un art mille fois travaillé.
Tendue jusqu'à l'extrême, conquérante pour son "starkem
Fittiche", plus encore qu'une chanteuse unique dont les qualités
sont par essence bien éphémères, elle s'avère
simplement une grande dame. C'est ce qui ressort de son Eve, à la
fois tendre et palpitante, méditative aussi mais femme avant tout
et sans tricherie. Werner Güra, Uriel mozartien, lumineux de timbre
et transporté de ligne, sait ce qu'il chante et cela s'entend. Et
ce n'est sans doute pas là le moindre compliment que l'on puisse
lui faire. Quant à Hanno Müller-Brachmann, enfin, il tétanise
le spectateur qui, les yeux fermés, croit retrouver le Hans Hotter
de la version Jochum ! De son illustre prédécesseur, le baryton-basse
a recueilli, plus encore que cette voix surhumaine (mais c'est bien le
moins que l'on puisse espérer d'un ange) à la fois sombre
et noyée de lumière, ambrée, percutante mais apte
aussi à toutes les nuances jusqu'au ppp ouvrant l'oeuvre,
la pure qualité de diseur. C'est un liedersänger qui
parle autant qu'il chante, mais aussi (et surtout même) un vrai héraut
de la foi qui tutoie les nuées dès qu'il ouvre la bouche.
Une soirée d'exception donc...
Oui cet anonyme contemporain de Haydn avait bien raison: j'ai rêvé
toute la nuit de la création du monde !
Benoît BERGER