"Quel tonnerre ! Quels
feux !" (Le Chef des Peuples, Prologue)
Versailles, la nuit. Le château
semble endormi, plongé dans la pénombre. L'auditeur traverse
la cour d'honneur, oblique sous une fine bruine vers le Pavillon Gabriel,
s'engouffre vers l'Escalier du même nom, vaste vaisseau de pierre
qui a bien de la peine à faire oublier les marbres polychromes du
défunt Escalier des Ambassadeurs, encore une galerie à parcourir
et puis... le voici dans l'Opéra royal. Dans un cadre aussi prestigieux,
baigné dans de chaudes harmonies vert et or, les Talens lyriques
entament l'ouverture de Scylla & Glaucus. Et ce compositeur
- plus connu pour ses sonates pour violon - imprime aussitôt à
l'oeuvre ce style personnel, mélange d'audace italienne et de grâce
mélodique française que Couperin le Grand avait également
recherché en son temps.
Les doubles-croches fusent, l'écriture
est riche et virevoltante, très rythmée. L'orchestre de Christophe
Rousset s'avère précis mais encore un peu trop appliqué.
Qu'à cela ne tienne, la reprise de l'ouverture sera bien meilleure,
une fois les musiciens plus à l'aise. L'opéra est donné
en version de concert, mais la scène bénéficie du
remarquable décor en trompe l'oeil (copie de celui du XVIIIème
siècle) qui semble doubler l'hémicycle par des perspectives
de carton-pâte. L'on se prend alors à rêver que les
metteurs en scène modernes nous restituent plus souvent ces temples
et ces palais, ces bocages et ces ruisseaux charmants, ces villes accueillantes
ou encore ces déserts fantastiques plutôt que de nous infliger
une modernité outrancière où les empereurs romains
sont habillés en punk pour renifler de la cocaïne, alors que
les preux guerriers descendent d'une Cadillac rose... Une tragédie
lyrique à Versailles, même sans mise en scène, pourrait
alors se révéler bien plus suggestive qu'un déballage
de mauvais goût.
Le Prologue à lui seul résume
les qualités de l'ouvrage : récitatifs soignés et
très lullystes, choeurs aux harmonies presque ramistes, divertissements
nombreux et variés qui ne sont pas sans rappeler l'Alcyone
de Marais... L'orchestration est opulente, les parties de violons extrêmement
exigeantes. On se surprend à battre la mesure alors qu'une symphonie
martiale convoquant l'ost des trompettes et timbales annonce la descente
de Vénus. Cette unique tragédie lyrique de Leclair, écrite
alors qu'il allait sur ses cinquante ans, est bel et bien une oeuvre de
maturité, parfaitement ciselée, où le violoniste s'affirme
aussi comme un remarquable compositeur pour la voix.
Venons-en à l'intrigue, franche
et directe, à l'image de la musique. Glaucus, jeune dieu de la cour
de Neptune, s'éprend de la charmante Scylla. Or, la jolie nymphe
semble insensible à ses feux, ce qui conduit l'amant désespéré
à demander l'aide de la magicienne Circé. Cette dernière,
prompte à s'enflammer, tente en vain de le séduire. Scylla
avoue son amour à Glaucus, tandis que Circé feint de laisser
nos deux amoureux en paix. Il n'en est rien et sa terrible vengeance transformera
Scylla en rocher. Si l'argument peut sembler un rien schématique,
il a le mérite d'être diablement efficace, et d'amener naturellement
les grandes scènes de divertissements dont Scylla & Glaucus
regorge.
Gaële Le Roi se montre en petite
forme et campe une Scylla sans grande présence. La diction est brouillonne,
forçant indûment sur la théâtralité des
récitatifs, tandis que le chant manque de puissance, avec des aigus
trop éthérés. En outre, simplicité et naturel
sont absents des petites ariettes strophiques inspirées des chansons
populaires de l'époque. Où donc est passée la tendresse
de la toute première scène, doucement accompagnée
par les flûtes ? Comment transmettre l'hésitante pudeur de
l'aveu dans le troisième acte, où la nymphe pleure et dévoile
ainsi ses sentiments à Glaucus ? La soprano accentue la prononciation
de certaines consonnes, chuchote soudain, claironne ensuite, sans toutefois
parvenir à donner véritablement corps au personnage tragique
qui lui échoit. L'on ne peut alors s'empêcher de se demander
pourquoi le rôle n'est pas interprété par Salomé
Haller, honteusement sous-employée. Vénus du Prologue ou
confidente de Circé (Dorine), cette dernière a immédiatement
conquis la salle grâce à cette voix enveloppante et homogène
qu'elle parvient à projeter jusqu'au plafond (représentant
Apollon distribuant des couronnes aux Muses), même dans un
souffle. En outre, la chanteuse s'est débarrassée du soupçon
d'acidité qui jusqu'à ce soir affectait parfois ses aigus.
Robert Getchell est excellent, comme
à l'accoutumée. Alliant à la fois puissance et sensibilité,
maîtrisant les ornements sur le bout des doigts, le haute-contre
surprend toujours par la chaleur de son timbre et la stabilité de
son émission. Il mériterait d'être placé au
panthéon des Héros de Tragédies Lyriques, aux côtés
des illustres Howard Crook ou Jean-Paul Fouchécourt. Son "Quand
je ne vous vois pas, je languis, je soupire" (I, 3) est un modèle
de plainte amoureuse, qui arrive à éviter les écueils
d'une trop grande mièvrerie ou d'une ironie peu crédible.
Christophe Rousset a trouvé
en Karina Gauvin une redoutable Circé. Sa voix corsée, pleine
et charnue, contraste nettement avec les timbres plus clairs de ses partenaires
féminines. C'est à elle que Leclair a sans nul doute réservé
ses plus belles pages, où le tempérament changeant de la
magicienne trouve écho dans une écriture hâtée
et presque comprimée, où un climat précis n'a pas
le temps de s'installer : après quelques soupirs dans "il me fuit,
hélas, il me quitte" (II, 5), Circé se reprend et fulmine,
appelant sa troupe "Courons à la vengeance", de même que dans
"Tout fuit, tout disparaît" (III, 4), accompagné de l'archet
bondissant du premier violon Stefano Montanari. L'acte IV constitue l'apogée
de l'opéra, tant musicalement que dramatiquement. C'est alors que
surviennent les divinités infernales, juste après la furieuse
invocation de Circé "Noires Divinités" (IV, 4), à
faire frémir le spectateur, tant Karina Gauvin est convaincante
de rage implacable (on jette alors inconsciemment un coup d'oeil à
droite, afin de repérer la plus proche sortie de secours).
Parmi les autres rôles, le timbre
de Nicholas Achten paraît encore trop jeune, la voix manque de force
et de profondeur. Les graves sont rocailleux, les aigus faiblards, sans
même mentionner la fâcheuse habitude de s'arrêter légèrement
après chaque mot. Quant à la très ravissante Céline
Scheen, au sourire enchanteur, sa voix délicate et fraîche
souffre d'une diction un peu maniérée et de fins de phrases
oppressées, qui n'entachent cependant en rien la joie lumineuse
et enfantine qui l'habite dans chaque air.
Les Elémens sont... dans le
leur ! On aura rarement entendu un choeur aussi homogène et présent,
alors qu'il ne compte que 19 chanteurs. L'espacement des pupitres est remarquable,
réussissant à trouver l'équilibre entre une masse
chorale compacte, dense, capable de déferler dans "Que Circé
nous inspire d'une fureur nouvelle" (IV, 4), et la légèreté
aérienne et pastorale des galants "Chantons, que ces retraites retentissent
de nos concerts" (I, 3) ou "Viens amour, quitte Cythère" (V, 2).
Mais le véritable acteur de
la tragédie reste l'orchestre, omniprésent, aux mille facettes
: sonneries martiales des trompettes, roulements des timbales, douceur
des flûtes, sons grainés des bassons associés aux hautbois,
famille des cordes au grand complet. Jean-Marie Leclair excelle dans les
passages instrumentaux, jouant sur les coloris et insufflant à chaque
ritournelle une énergie folle, notamment grâce à des
violons saillants : passacaille, loure, tambourin, airs, musette, menuets
abondent dans la tragédie, sans pour autant freiner le déroulement
de l'intrigue.
La direction de Rousset, vigoureuse
voire musclée, s'accorde tout à fait à ce Scylla
& Glaucus. Les Talens lyriques tonnent dans la fosse et chaque
note qu'ils propulsent est emplie d'une sorte de complicité sur-vitaminée.
On saluera en particulier le violoncelliste du continuo, Atsushi Sakaï,
qui parvient, en jouant sul ponticello, à donner des accents
de castagnettes à son instrument, lors de la scène infernale.
Attentifs aux nuances, incisifs dans les attaques, très présents
sans pour autant envahir les chanteurs, les Talens lyriques ont frôlé
la perfection. Aussi, pour prolonger le plaisir de cette soirée
et avant une possible retransmission sur France Musiques, on ne saurait
trop conseiller la version de John Eliott Gardiner (Erato), moins dynamique
mais plus ample quant au traitement de l'orchestre.
Le grand ovale tronqué se vide,
après de nombreux rappels bien mérités. L'auditeur
s'en va, comme à regret. Et à la gare de Versailles Rive
Gauche, une bien déplaisante surprise l'attend : le dernier train
pour Paris est déjà parti...
Viet-Linh NGUYEN