Deux saisons après avoir reçu un accueil mitigé à Pesaro et
après une escale à Turin, la « mise en pièces détachées » de Semiramide,
effectuée par le Suisse Dieter Kaegi, atterrit en Catalogne.
Admettons qu’il soit temps de reverdir ce chef-d’œuvre du
bel canto, considéré comme une charnière dans l’histoire de l’opéra
italien, pour rendre sa dramaturgie lisible à un public plus sensible aux
espaces intersidéraux qu’aux jardins suspendus, plus excité par les temples de
l’argent que par celui du dieu Baal, et plus impressionné par les tours de
contrôle que par les sanctuaires ou les mausolées. Acceptons qu’un clin d’œil
au, déjà classique, Docteur Folamour de Stanley Kubrick soit un
moyen efficace de suggérer le passé guerrier d’Assur en l’affublant d’une main
artificielle. Acceptons encore que les mages soient des gourous repoussants et
fassent leur prière au casino… Laissons-nous éblouir par l’éclair atomique
annonciateur du châtiment, le rayon vert sortant du tombeau de Ninus. Admirons
le gigantesque plateau ascendant et descendant, équipé d’ordinateurs
escamotables. Suivons autour de cette plateforme circulaire multifonctions les
entrées et sorties de foules bigarrées venues des quatre coins du monde,
représenté sur des planisphères géants… Entrons dans le délire du metteur en
scène.
Daniela Barcellona (Arsace) - DR
Hélas, pour profiter des proportions grandioses d’un tissu
orchestral plein et raffiné, d’où jaillissent les étourdissants crescendos
rossiniens, les scansions sourdes qui créent le climat oppressant d’un crime
qu’il faut expier, les coups de tonnerre instrumentaux et, surtout, pour
porter toute l’attention nécessaire aux arias virtuoses, aux duos ensorcelants
et aux ensembles vocaux miraculeux d’équilibre, il nous faudra lutter contre
de nombreuses sources de distraction : clignotements de lumières colorées qui
font mal aux yeux, agitation sur le tapis de jeu des longs râteaux de
croupiers, dont les reflets dans les miroirs du plafond se convertissent
visuellement en vols de chauves-souris… Sans parler des hôtesses servant des
tasses de café virtuelles (en guise d’offrandes ?) et des combats d’escrimeurs
et d’escrimeuses sexy (une note glamour à la cour de la reine de Babylone ?).
Le tout sans lien avec le climat musical.
Ewa Podles (Arsace) - DR
Heureusement, sous la conduite encore carrée du jeune chef
italien Riccardo Frizza, attentif à faire respecter l’équilibre fosse /scène,
instrumentistes et chanteurs s’adaptent de bonne grâce. Bien que l’orchestre
du Liceu sonne un peu appliqué dans ce répertoire, les effets de contraste et
de symétrie, les couleurs lumineuses de la musique, avec ses sforzandos, ses
trémolos de cordes et ses vents tantôt guerriers, tantôt subtils, la beauté du
chant avec son entrelacement savant de tessitures et ses da capo virtuoses,
réussissent à nous entraîner irrésistiblement dans le tourbillon rossinien.
Nelly Miricioiu (Semiramide) - DR
Dans le rôle-titre, la soprano bulgare Darina Takova qu’on
avait déjà entendue à Pesaro et la Roumaine Nelly Miricioiu manquent de
charisme, l’une comme l’autre, pour ce personnage mythique que Voltaire
identifiait à la Grande Catherine. Et leurs moyens vocaux sont bien justes
pour cette partie périlleuse. Elles s’en acquittent correctement, mais dans
les deux cas, le fameux « Bel raggio lusinghier » de l’acte I, tout comme la
cabalette du « Dolce pensiero », sont, hélas, expédiés sans laisser de traces.
Dans le rôle d’Arsace, les deux interprètes sont
« incomparables » — au sens propre comme au figuré. Ewa Podles, toutes voiles
dehors, nous promène sur la vaste étendue de son somptueux contralto, aussi
brillant et velouté que jamais. Elle exprime avec un égal bonheur le sentiment
amoureux et l’indignation de l’honnête guerrier. Son « Il core d’Azema è tutto
per me » est aussi tendre que le « Rinuncia ad Azema o trema per te » lancé à
Assur est menaçant ! De plus, la qualité de son timbre unique contribue
beaucoup à la musicalité des ensembles. Le splendide duo avec la voix de basse
profonde d’Assur ainsi que les deux duos avec Sémiramis, où sa voix
caressante se fond avec celle du soprano pour exprimer l’émotion de cœurs qui
battent simultanément, bien que séparément, sont remarquables.
Daniela Barcellona (Arsace) - DR
Si la cantatrice
polonaise nous donne un Arsace belliqueux, émotif, prompt à s’enflammer comme
à s’horrifier, Daniella Barcellona séduit par la simplicité de son jeu et la
pureté de son chant net et bien projeté. Sa haute silhouette, légèrement
gauche mais non sans grâce, et son visage souriant, quelque peu enfantin,
confèrent à cet Arsace une fraîcheur et une présence dramatique très
attachantes. Il semble, en outre, que depuis Pesaro la voix ait encore gagné
en consistance.
Bien que le rôle d’Idreno soit inutile pour l’action, il est
généralement admis que les interventions du ténor sont indispensables à
l’équilibre des parties vocales. Si l’Andalou José Manuel Zapata accomplit une
brillante performance, le Péruvien Juan Diego Florez a décidemment le vent en
poupe dans Rossini. Les deux airs « Ah dovè … » à l’acte I et « Si, sperar
voglio, contento » au II, exécutés avec un incontestable brio soulèvent
l’enthousiasme du public — plus encore par la précision et l’agilité des
vocalises que par la puissance de la voix. De surcroît, le timbre, moins nasal
qu’auparavant, a gagné en séduction.
Juan Diego Florez (Idreno) - DR
Le rôle d’Assur est solidement chanté par l’élégant Espagnol
Simon Orfila, puis par la basse russe Ildar Abdrazakov. Ce dernier est plus
impressionnant vocalement, surtout dans la scène du II avec Sémiramis où les
anciens amants s’affrontent au cours d’un duo haineux. Le grand prêtre Oroès,
chef des Mages, est incarné dans les deux distributions par Miguel Angel
Zapater. La voix accuse un léger vibrato dont le rôle s’accommode. Apparemment
interchangeables, tant elles se ressemblent, les deux princesses Azema sont
aussi charmantes l’une que l’autre.
Pour conclure, on peut dire que le public catalan, habitué aux
mises en scène déconcertantes, a accueilli cette Semiramide avec un
enthousiasme stoïque. À l’applaudimètre, le 29, Ewa Podles fait un tabac ; le
30, Florez enregistre un nouveau triomphe et Barcellona se taille un beau
succès.
En hommage à leur talent, tous trois reçoivent de gros bouquets
lancés du balcon.
Brigitte Cormier