Photo - Opéra national du Rhin
Dans le cycle, original, autour de l'opéra
américain que propose l'Opéra National du Rhin (et qui a vu cette
saison la création européenne d'Un tramway nommé désir d'André
Prévin), est proposée cette fois une véritable comédie musicale,
genre typiquement américain.
Le grand mérite de ce spectacle est de remettre certaines pendules
à l'heure. Et non, Roméo et Juliette, Les Dix commandements, ou
autre Notre-Dame de Paris, aux allures de show télévisé et aux
musiques sirupeuses dont on nous abreuve les oreilles régulièrement,
ce n'est pas de la "vraie" comédie musicale. Et même si
cette production de Show Boat est certainement loin du faste et des
paillettes d'un spectacle de Broadway, il n'en reste pas moins que
nous avons là une véritable comédie musicale, ou plus exactement
une "musical comedy".
La comédie musicale est, à ses débuts (au tournant du XIX° et du
XX°), une véritable auberge espagnole, où l'on prend à gauche
(les chants noirs) à droite (l'opérette européenne) et on mélange.
Puis, une fois créé, le genre va s'affiner, bénéficier de
musiciens formés à la "grande" musique pour hausser la
comédie musicale au dessus du simple divertissement. C'est ainsi
que naîtront les grands chefs d'oeuvre de Gershwin, Bernstein
et...ce Show Boat.
Admettons que le niveau musical de la musique de Jerome Kern
n'atteint pas celui de Gershwin ou Bernstein, mais c'est surtout au
niveau du livret que cette oeuvre est novatrice. Un livret qui n'est
pas seulement le prétexte à de grands numéros vocaux, chorégraphiques
ou comiques, mais une véritable histoire, avec de vrais personnalités
bien individualisées, des aspects tragiques également, et une
certaine autocritique, surprenante, du monde américain du
spectacle. Ainsi, l'on assiste au 1° acte à un spectacle dans le
fameux Show Boat (un de ces immenses bateaux renfermant un véritable
petit théâtre et qui naviguaient sur le Mississippi), spectacle
provincial dirions nous méchamment en France, puis au 2° acte, un
spectacle dans un grand cabaret d'une grande ville (Chicago),
beaucoup plus clinquant. Et dans chacun de ces spectacles, on y
retrouve la même héroïne, Magnolia, à une quinzaine d'années
d'intervalle.
Personnellement, cela m'a fait penser à la Tatiana d'Eugène Oniéguine
de Tchaïkowsky, que l'on trouve au 2° acte dans un bal provincial
et campagnard puis que l'on retrouve au 3° acte, dans un autre bal,
à St-Pétersbourg, beaucoup plus chic. Même parcours, ou presque,
d'un personnage, même volonté de croquer une société, ses règles,
ses injustices, ses misères, et puis même émotion aussi.
Mais encore même "évolution" musicale: tout comme Tchaïkowsky
fait évoluer son bal du 2° acte aux sons d'une valse et d'un
mazurka, il choisit une polonaise, danse plus "noble",
pour le bal du 3°. De même, dans Show Boat, lorsque Magnolia
auditionne à Chicago, et qu'elle interprète une chanson apprise
sur le Show Boat, on lui fait comprendre que ce genre de choses est
passé de mode, et le pianiste d'accélerer le tempo, faire swinger
un peu, et le tour est joué, nous avons un ragtime !
Les textes (remarquables et très intéressants) du programme
insistent bien sur le côté novateur de Show Boat qui apparaît
donc comme un jalon dans l'histoire de la comédie musicale.
Musicalement, nous sommes loin, je l'ai dit, des hauteurs
d'inspiration qu'atteignent Gershwin ou Bernstein, mais il s'agit
malgré tout d'une oeuvre très agréable, bien écrite, avec des mélodies
devenues célèbres, dont le fameux "Old man river".
La musique mêle divers genres, du gospel, à l'opérette (on a
parfois vraiment l'impression d'entendre une opérette de Lehar !,
comme pour le duo entre Magnolia et Ravenal), le tout teinté
parfois d'accents jazzy (ceci s'explique aussi par le fait que
Jerome Kern a voulu caractériser chaque communauté (noire et
blanche) par une musique différente). Le résultat peut paraître
cependant disparate et hésitant. Nous sentons bien que nous sommes
"entre deux eaux", c'est le cas de le dire...!
Par ailleurs, je pense que cette impression est renforcée par
l'utilisation pour cette production d'une orchestration postérieure
àcelle de la création (qui est, de l'aveu même du chef
d'orchestre, "amplifiée" et qui, de plus, apporte
d'autres modifications à l'oeuvre), ce qui est dommage, l'orchestre
sonne un peu trop "classique", d'autant que la direction
de John Owen Edwards est plutôt routinière. N'a-t-on
plus trace de l'orchestration originale ?
Cependant, cette réserve est compensée par un formidable travail
de troupe. On sent là un travail rodé (5 semaines de répétition
!) qui s'enchaîne parfaitement.
L'esthétique est très "premier degré", ce que défend
le metteur en scène Josef Ernst Köpplinger, en disant que
l'"on peut actualiser une Salomé, ou une Electre, mais si on
retirait le contexte de Show Boat, cela anéantirait son charme et
sa force de persuasion". Ce choix s'explique aussi par le fait
que le spectacle s'adresse à un public européen, non habitué aux
références américaines, et que la lisibilité de l'action est
donc primordiale. Mission réussie, et ce n'est pas une mince
affaire tant il y a de chanteurs, danseurs, choristes, figurants sur
scène (une bonnne soixantaine !). L'action est claire et et
on s'y retrouve (sauf lorsque de nombreux décalages entre les
dialogues parlés et le lancement des surtitres n'aident pas à
suivre !...)
La mise en scène nous réserve de très belles "images",
et j'emploie ce mot à dessein, tant les références au cinéma
m'ont paru flagrantes. Ainsi, ces "gros plans" sur la
cuisine du bateau, ou la chambre aux murs de guingois de Magnolia à
Chicago, deux courtes scènes astucieusement rendues intimes par un
"cadrage" sur un tout petit espace, ou bien ces rapides
changements de décors (nombreux et très beaux), changements cachés
par des panneaux noirs dont la mobilité rappelle le mécanisme du
diaphragme d'un appareil photo.
Ingénieux aussi l'utilisation de la salle comme lieu d'action: la
salle de l'opéra de Strasbourg devenant le théâtre du Show boat
(les lumières s'allument donc légèrement à cette occasion), les
loges d'avant scène utilisées par des acteurs, des passages joués
dans le parterre ou autour de la fosse d'orchestre etc.
Bref, une mise en scène très réussie, variée, vivante, mais à
laquelle des éclairages peut-être plus nuancés auraient apporté
un supplément de magie (je pense surtout aux séquences nocturnes).
En tout cas, Köpplinger sait mener une troupe, troupe qui brille
par son homogénéité. Il serait fastidieux de détailler les
prestations. Je mentionnerai juste la formidable Queenie, la cuisinière
noire du Show Boat, de Karla Burns, quasi sosie de la nounou de
Scarlett O'Hara dans Autant en emporte le vent, le film de Victor
Fleming (combien de fois ai-je cru qu'elle allait dire
"Mam'zelle Sca'lett !" !!!) et le superbe Ravenal de Brett
Polegatto (qui fut un très beau Pelléas ici même il y a deux
ans). Mais tous seraient à citer pour leur engagement.
Pour finir, je dirai que j'ai surtout apprécié le bon goût du
spectacle. Combien de fois en effet doit-on supporter dans certaines
productions d'opérette ou de comédie musicale, des
"adaptations" contemporaines, parfois des jeux de mots
douteux, ou des numéros d'acteur tirant la couverture à eux, qui
ternissent l'ensemble. Rien de celà ici, un vrai travail de troupe,
et puis, on est vraiment transporté dans une autre époque (pas
toujours drôle), un vrai voyage, un vrai rêve...
Pierre-Emmanuel
Lephay