Des esprits chagrins pensent que l'opéra
est un art du passé, qui doit être figé dans la naphtaline
où certains se complaisent (la récente production d'Attila
à l'Opéra national de Paris le démontre). Les représentations
récentes des Trois Soeurs de Peter Eötvös au Théâtre
du Châtelet prouvent le contraire. Après les succès
publics et critiques du Wintermärchen de Philippe
Boesmans et de K de Philippe Maunoury la saison dernière, cette
oeuvre de 1998 qui a déjà fait l'objet de plusieurs traitements
scéniques démontre d'une façon éclatante que
l'opéra contemporain existe, se porte bien et peut transporter d'aise
un public de non spécialistes.
Sans vouloir prétendre à
la moindre analyse musicale (on se reportera pour cela au dossier
de Mathilde Bouhon), la musique d'Eötvös peut d'abord surprendre
par son côté minimaliste, voire un peu sec, mais très
vite on constate qu'elle constitue en fait un véritable écrin
pour une écriture vocale de toute beauté et au service du
texte
Le choix de faire interpréter
les trois soeurs (ainsi que la belle-soeur) par des contre ténors
accentue le caractère "vocal" de cette oeuvre. Au-delà d'une
référence revendiquée par l'auteur vers le théâtre
japonais (le nô était uniquement joué par des hommes)
et renforcée bien sûr par la mise en scène (voir plus
loin), ce choix renforce le côte "irréel" de trois personnages
totalement perdus, victimes du temps qui passe et de la veulerie des hommes.
Plusieurs moments vocaux se dégagent
avec une force et une émotion dignes des plus grands airs de l'opéra
"classique". On peut citer le trio d'introduction, mais aussi la déclaration
de Soliony et le monologue d'Andreï.
Du point de vue de la construction
dramatique, si la première partie peut surprendre voire dérouter,
le choix narratif en boucle (on revient à une situation déjà
rencontrée dans la première partie) devient clair et simple
et on se laisse transporter. Un tel choix ne trahit absolument pas l'esprit
de la pièce de Tchekhov car elle ne fait que renforcer cette impression
de situation sans issue dans laquelle les trois personnages sont condamnés.
Aborder l'opéra contemporain
peut être facilité par une vision scénique intelligente.
Par rapport à cet objectif, le travail du metteur en scène
japonais Ushio Amagatsu est une véritable réussite. Gestuelle
très recherchée, associée à un décor
d'une légèreté et d'une simplicité à
l'image de la musique (trois panneaux coulissants qui se déplacent
au fur et à mesure des scènes) et des costumes magnifiques
(réalisés par un des grands mannequins japonais) crée
une atmosphère dans laquelle on souhaiterait rester longtemps après
la fin du spectacle.
À l'unisson de ces choix artistiques,
les interprètes sont tout à fait remarquables et semblent
totalement investis, résultat d'un véritable travail d'équipe.
De ce groupe se détachent Denis Sedov, qui aborde son personnage
comme il le faisait pour Sénèque dans le Couronnement de
Popée à Aix et à Paris, Albert Schagidullin, un Albert
lâche et déchiré et Bejun Metha, qui a rejoint l'équipe
de la création où il s'est parfaitement intégré.
L'orchestre philharmonique de Radio
France s'est également fortement investi dans le projet. Même
si, selon les spécialistes, le Châtelet n'est pas le lieu
idéal pour goûter au dispositif acoustique avec l'orchestre
principal en fond de scène dirigé par Eötvös (Kent
Nagano étant dans la fosse avec une formation réduite), les
applaudissements ont été plus que nourris lorsque le rideau
qui le cachait s'est levé.
Nouveau succès, donc, pour les
Trois soeurs de Peter Eötvös, nouvelle victoire pour la musique
nouvelle et en fin de compte, un public comblé qui sans doute en
redemandera.
Bertrand Bouffartigue