Bruno
Campanella, "Le" Somnambule
Gianandrea Gavazzeni avait prévenu
: "Tout chef d'orchestre sait que La somnambule est un des opéras
les plus difficiles et les plus dangereux pour les chefs, car c'est d'une
telle légèreté. Déjà, avec le duo du
premier acte "Son geloso...", cela suffirait à le démontrer
: Bellini n'a certes pas cherché à aider les chanteurs, parce
qu'il y a un arrière-plan orchestral d'une telle minceur que le
pauvre malheureux peu à l'aise avec les dangers de l'intonation
de ces phrases n'aura aucun appui dans l'orchestre " . Le théâtre
de l'opéra de Rome avait peut-être ces écrits en tête
en demandant à l'expérimenté Bruno Campanella, vieux
routier du belcanto, de diriger cette série de représentations
en conclusion de la saison 2005. Hélas... Le maestro - dormait-il
? - a choisi des tempi qui sont apparus exagérément lents.
En étirant à l'excès la phrase bellinienne, il a même
réussi le tour de force de faire pointer l'ennui ici ou là,
portant une lourde responsabilité dans le sentiment mitigé
que laisse la soirée.
La production, qui n'est pas jeune,
n'est, il faut le dire, pas complètement hors de cause non plus.
Rien ne manque, dans cette Suisse bien helvétique, bien éloignée
décidément, avec chalets, ruisseaux alpestres, et moulin
qui tourne pendant les trois-quarts du spectacle, de la Provence prévue
à l'origine dans la pièce de Scribe. Elvino et Amina pourront
même, une fois le cauchemar dissipé, grimper dans un petit
coche tiré par un cheval... rendu un peu nerveux ce soir là
par l'orage ! Quant à la brève chorégraphie qui anime
les paysans et leurs compagnes, elle est aussi grotesque que d'habitude
à Rome : le pas de danse fait sourire ("bras-dessus-dessous, une
fois à droite, une fois à gauche" et les danseurs ne sont
pas syncro...
Côté plateau, la cuvée
2005 avait fort à faire, leurs prédécesseurs sur la
scène romaine ayant pour noms, entre autres, Alfredo Kraus, June
Anderson, Renata Scotto, Ferruccio Tagliavini... sans remonter à
Toti dal Monte et Tito Schipa, héros de la reprise de mars 1928.
Amina, dans la deuxième distribution
, alternant avec Cinzia Forte, était Olga Makarina, jeune soprano
russe élève de Renata Scotto. Sa blondeur et son physique
à la Inva Mula conviennent parfaitement à la jeune orpheline
qu'elle incarne parfaitement. Dès son air d'entrée ("Come
per me sereno..."), la beauté de son timbre, qui n'est pas sans
rappeler celui d'une Beverly Sills, saisit immédiatement. Dans les
passages dramatiques, sa voix, qui n'est pas grosse, est plus en difficulté
et l'orchestre n'a pas de mal à la couvrir ou à la pousser
à forcer, notamment dans les aigus. Et les passages d'agilité
me direz-vous ? La dernière scène de l'oeuvre a laissé
une impression contrastée : après un "ah non credea mirarti"
magnifique, et pris très lentement, on l'aura compris, son "ah non
giunge uman pensiero" m'a laissé sur ma faim. Tout y est, certes,
y compris les variations - sans innovation particulière - de la
reprise. Mais les vocalises sont parfois "savonnées" et l'aigu final
malheureusement forcé. En définitive, Melle Makarina est
une belle Amina, rôle qui, comme Micaella ou Imogène, lui
va bien. Mais lorsqu'on lit qu'elle se frotte à Desdémone,
à Norma ou à Violetta, on craint un peu la suite...
Son Elvino était le jeune -
26 ans ! - Dmitry Korchak. Ensemble, ils forment un couple crédible
et attachant. Précédé d'une réputation flatteuse
justifiée par des débuts de carrière prometteurs,
marqués notamment par un prix (catégorie Zarzuela) au concours
Operalia cher à Placido Domingo en 2004, Korchak déçoit.
D'abord par sa voix, au timbre assez ingrat et inégale selon les
registres. Ensuite par ses propres choix. Il use et abuse, au premier acte,
de la voix de tête pure, pour obtenir les piani écrits
par Bellini. Plus préoccupant, de sérieux problèmes
de justesse apparaissent dans les duos, Korchak chantant souvent trop bas.
Gavazzeni visionnaire... Le ténor est plus à son aise dans
les moments de grâce ("Tutto è sciolto") et fait aussi entendre
sa voix de poitrine, et abondamment, au deuxième acte, dans la rude
quatrième scène ("Ah, perchè non posso odiarti"),
avec des aigus avantageux quoique souvent un peu forcés. Mais un
conseil : évitez à tout prix, avant d'entendre l'Elvino de
Korchak, d'écouter en boucle Alfredo Kraus ou Juan Diego Florez...
je m'en suis voulu toute la soirée.
Le noble Rodolfo était, pour
toute la série, Vincenzo Capuano, dont... je ne sais rien. Aucune
information dans le programme de l'Opéra - comme d'habitude -, pas
grand chose ailleurs. Sa prestation, chaleureusement applaudie, est des
plus honorables : la présence scénique est bonne et la voix,
qui a parfois du mal à passer l'orchestre, est belle. La méchante
Lisa était Daniela Schillaci. Si Lisa peut-être un tremplin
pour les sopranos qui, quelques années plus tard prennent le rôle
titre (Cinzia Forte était Lisa à la Scala en janvier 2001
face à Florez et Dessay), on peut parier qu'il n'en ira pas de même
de la Schillaci. Le timbre est acide, avec des accents vulgaires plutôt
désagréables, et si elle est à l'aise sur scène,
l'incarnation de la tôlière aguicheuse et jalouse est caricaturale.
La distribution est complétée par la jeune Teresa d'Alessandra
Canettieri, honorable malgré une grosse fatigue en fin de spectacle,
l'Alessio de Stefano Meo et le notaire d'Oleg Nekhaev.
Au total, cette fin de saison est à
l'image de l'ensemble des productions de l'année : médiocre,
au vrai sens du terme : qui est entre le "grand et le petit, entre le bon
et le mauvais" (Littré). Rien n'est jamais scandaleux (sauf dans
la saison estivale à Caracalla) rien n'est jamais exceptionnel...
A suivre, dans un peu plus d'un mois pour l'ouverture de la saison 2006,
avec un Don Giovanni prometteur (pour la première distribution :
Marco Vinco, Mariella Devia, Raul Gimenez, Darina Takova, Alessandro Corbelli).
Jean-Philippe THIELLAY