La première de cette série
de représentations en version de concert de Maria Stuarda
a été une soirée exceptionnelle. Des 70 opéras
que Donizetti a composé, 3 sont souvent considérés
comme faisant partie d'une "trilogie Tudor" : Anna Bolena, Roberto Devereux
et Maria Stuarda. Edita Gruberova avait déjà interprété
les deux premiers en version scénique au Liceu de Barcelone, avec
un immense succès. Il est un peu dommage que Maria Stuarda
n'ait droit qu'à une version de concert, tous les interprètes
connaissant parfaitement leur rôle, au point de chanter sans avoir
recours à la partition. C'est peut-être l'oeuvre de la trilogie
qui pourrait le moins en pâtir, l'intrigue se résumant à
une brève, mais intense rencontre entre Elisabeth et Mary Stuart,
et à la condamnation à mort de celle-ci par l'inflexible
reine d'Angleterre.
Composé en 1834, Maria Stuarda
a connu un sort tourmenté avant de devenir une oeuvre fétiche
des amateurs actuels de bel canto romantique. La première répétition
d'orchestre est restée célèbre car les deux cantatrices
en sont venues aux mains après que Giuseppina Ronzi, qui jouait
Mary Stuart, traita sa partenaire de "vile bâtarde", conformément
au livret, mais avec une telle conviction que celle qui jouait Elisabeth
le prit comme une attaque personnelle ! Donizetti ne put les séparer
qu'en leur disant que les deux Reines étaient des prostituées
et qu'elles aussi n'étaient que deux prostituées. La censure
intervint durant les répétitions suivantes puis les représentations
furent interdites par ordre du roi Ferdinand. La malchance et la censure
pesèrent à nouveau sur les quelques représentations
qui eurent lieu à la Scala en 1835 avec une Maria Malibran malade.
L'oeuvre sombra bientôt dans l'oubli avant de connaître de
nouvelles représentations à Bologne en 1958.
L'absence de décors et de mise
en scène est peu préjudiciable dans une salle aussi belle
que le Liceu, immense boîte dorée à l'acoustique exceptionnelle.
L'orchestre et les choeurs, dirigés avec professionnalisme par Friedrich
Haider, occupent une surface immense et couvrent pourtant rarement les
voix.
Nous connaissons déjà
l'Elisabetta de Sonia Ganassi, depuis la parution d'une intégrale
en CD et en DVD. Dès son air d'entrée, elle convainc par
sa méchanceté aveugle et désabusée. On sait
que cette reine ira jusqu'au bout, blessée dans son honneur de femme.
Sa voix saine et chaude ne fait qu'une bouchée de la partition.
Beaucoup s'étaient déplacés
pour voir Juan Diego Florez dans un rôle qui n'est pas celui qui
lui permet de briller le plus dans le registre suraigu. Le ténor
péruvien de 30 ans, qui obtient un grand succès partout où
il se produit, a surtout l'occasion ici de retrouver Edita Gruberova, avec
qui il avait chanté dans Semiramide. Son timbre frais et
sa voix souple font merveille dans le rôle de Roberto. Ses facilités
dans le registre haut lui permettent de terminer ses cabalettes sur des
notes aiguës, comme Francisco Araiza dans l'enregistrement studio
de Giuseppe Patané.
L'événement de la soirée
demeure, sans grande surprise, la Mary Stuart époustouflante d'Edita
Gruberova, accueillie dès son arrivée (au début du
second acte) par des applaudissements. Celle que certains surnomment depuis
des années "la reine du Liceu" fait preuve d'une santé vocale
insolente, à bientôt 57 ans. Sa voix de colorature est tout
simplement phénoménale. Une maîtrise parfaite de son
instrument et une fréquentation intense du répertoire belcantiste
lui permettent de sculpter chaque son avec un naturel confondant. Peu d'interprètes
actuels sont capables de rendre justice à un répertoire qui
demande plus d'individualités fortes et exceptionnelles qu'un beau
travail d'équipe. Les piani aériens durant les récitatifs
et les airs sont magiques. Les ornements des cabalettes, ponctués
de suraigus d'une puissance inimaginable pour ce type de voix ,produisent
un effet tel que le public ne peut que délirer.
Au-delà de la performance physique
qui paraît aussi facile qu'impossible à réaliser pour
un être humain, Edita Gruberova impose une reine d'Ecosse passionnante.
Au lieu de n'en faire qu'une victime, elle interprète une Maria
jalouse et fière, dont l'affrontement avec Elisabetta est insupportable.
La fin du second acte est le sommet de la soirée : Ganassi et Gruberova
sont tellement déchaînées, chacune dans leur haine
égocentrique, qu'elle semblent sur le point de se jeter l'une sur
l'autre ! Lorsque Gruberova lance avec exubérance et mépris
son "vil bastarda, dal tuo piè !", un spectateur derrière
moi s'écrie "brava !", ne sachant plus très bien s'il s'agit
d'un concert ou d'une bagarre véritable. La strette finale
qui suit provoque un délire qu'on a rarement l'occasion d'éprouver
au milieu d'un concert. La tension est telle que sur le suraigu final -
et interminable - de Gruberova la salle se déchaîne, n'attendant
pas la conclusion orchestrale pour crier et applaudir à tout rompre.
Plusieurs rappels seront nécessaires pour décider le public
à profiter de l'entracte.
A l'issue d'un dernier acte tout aussi
exceptionnel, vingt-et-une minutes d'applaudissements vinrent couronner
ce concert inoubliable. Il est dommage que peu de pays profitent d'une
personnalité artistique et d'une voix aussi extraordinaire que celle
d'Edita Gruberova, dont le disque seul ne peut donner qu'un aperçu
de l'impact au théâtre.
Note : sur les circonstances
de la composition et de l'exécution, lire sur la revue l'article
de Yann Manchon :
http://www.forumopera.com/critiques/stuarda_viotti.htm