Les
amateurs de belcanto risquent d'être désarçonnés.
Non pas que la trentaine d'airs dont Haendel sertit sa partition trahisse
le moindre essoufflement, mais c'est le génie dramatique du compositeur
qui explose littéralement ici, malmenant les conventions de l'opera
seria aux seules fins du théâtre. Chef-d'oeuvre noir et
introspectif, l'un des plus originaux du compositeur, Tamerlano
multiplie les récitatifs accompagnés et impose comme climax
une longue et extraordinaire scène de suicide, celui de l'empereur
ottoman Bajazet. Impossible de sacrifier au lieto fine usuel après
cette agonie sublime, taillée à la démesure du ténor
Francesco Borosino. Tamerlano ne savoure guère sa vengeance et c'est
une union au goût amer à laquelle il consent enfin, entre
une orpheline éplorée (Asteria) et un rival au bord du désespoir
(Andronico). Aucune péripétie, mais une action resserrée
autour d'une poignée de personnages, orgueilleux et vulnérables,
dont Haendel exacerbe les affects au gré d'une course à l'abîme,
inéluctable. Figure mystérieuse et imposante, Leone veille,
commente, puis s'engage dans l'action, Fatum consacrant la dimension tragique
de l'ouvrage.
Quelques colonnes esquissées
pour tout décor, un poignard et une coupe comme accessoires : Sandrine
Anglade choisit, avec raison, l'épure. La suggestion également
: les protagonistes sont vêtus du même costume anonyme et double
(blanc et noir, à l'instar des dominos) que portent des silhouettes
encapuchonnées qui s'animent ou s'immobilisent, jouets de Parques
invisibles qui les font monter et descendre des cintres au fil de l'intrigue.
De fait, cette histoire universelle n'a nul besoin d'être imagée
ni actualisée ; elle doit simplement être incarnée.
N'en déplaise aux contempteurs de l'opera seria, Tamerlano
ne se résume pas à une succession de roulades et d'affetti
isolés ; il exige de ses interprètes qu'ils sachent construire
un personnage et captiver le public, défi brillamment relevé
par la production lilloise !
Carlo Allemano affronte la partie
démentielle de Bajazet, la plus difficile, la plus belle jamais
écrite par Haendel pour un ténor. Sa voix centrale embrasse
la tessiture du rôle et son chant vibrant, incandescent, en magnifie
les éclats, en particulier dans la scène du suicide, qui
vient couronner un portrait confondant de vérité et de finesse
psychologique.
Bejun Mehta a pour lui un charisme
indéniable et un jeu de scène vif, subtil, tour à
tour impérieux et cajoleur, le contre-ténor traduit à
merveille l'ambiguïté du tyran mongol et aborde crânement
ses élans virtuoses (jouissif "A dispetto d'un volto ingrato").
Vocalement instable, l'Asteria de
Carolyn Sampson émeut pourtant, la sensibilité de l'artiste
transcendant sa relative méforme (nous apprendrons le lendemain
que le trac n'était pour rien dans cette prestation en dents de
scie). Parfaite antithèse de cette intense mais frêle créature,
l'Irene de Karine Deshayes n'est que rondeur généreuse et
sonore, constance et détermination.
A lire l'argument, on pourrait croire
que Haendel a négligé Senesino en lui confiant Andronico,
ce prince terne et pusillanime, contraint de ronger son frein et de subir
sans broncher les cruautés de Tamerlano ; mais la partition offrait
au fameux contralto plus d'une occasion de déployer les mille et
un raffinements de son canto fiorito. Découverte de cette production,
le mezzo-soprano Marina Del Liso mène déjà une belle
carrière en Italie. En 2003, elle était à l'affiche
du Comte Ory au festival de Pesaro et donnait la réplique
à Juan Diego Florez (en remplacement de Vesselina Kasarova) dans
L'Italiana
in Algeri, à la Scala. Avant de remporter le prix "Toti Dal
Monte" en 2001, Marina Del Liso s'était spécialisée
dans le chant baroque avec Claudine Ansermet. Si elle fait montre d'un
bel abattage dans son air de jalousie ("Più d'une tigra altero"),
elle se distingue surtout, dès son premier lamento, par la
délicatesse et l'originalité de ses reprises. A défaut
de séduction et de plénitude (des graves un peu sourds),
Paul Gay quant à lui, confère à Leone toute l'autorité
et la majesté voulues.
Fait remarquable, la direction d'acteurs,
essentielle dans cette réussite, semble assumée autant par
le chef que par le metteur en scène. Totalement habitée,
Emmanuelle Haïm galvanise fosse et plateau : il faut voir son visage
se crisper et se détendre, son corps tressaillir, onduler, se cabrer
comme si la musique lui imprimait ses mouvements... Ce n'est plus de l'empathie,
mais une identification : Tamerlano, Bajazet, Asteria... c'est elle, elle
les contient tous, les intériorise pour mieux saisir l'essence et
le procès du drame. Un grand chef est en train de naître.