Depuis les
représentations de la quinzième édition du Mai Musical Florentin, en 1952, qui
constituèrent une étape décisive dans la redécouverte du Rossini serio, avec
l’Armida devenue
mythique de Maria Callas, Tancredi
n’avait plus été programmé à Florence. Aussi n’est-il pas étonnant que la
série des représentations actuelles attire un public très nombreux.
La direction artistique du Comunale a choisi de faire appel à une production
au succès éprouvé, venue du festival de Pesaro et conçue par un orfèvre, Pier
Luigi Pizzi, qui a confié le soin de la reprendre à son ancien assistant,
Massimo Gasparon. C’est dire que le spectacle proposé à Florence est en tout
point fidèle aux intentions de son concepteur.
Une intrigue compliquée et haletante
A la source du livret de Tancredi, on le sait, une tragédie de Voltaire
qui met en scène aux environs de l’an mil le sort tragique d’un jeune
Syracusain obligé de fuir sa ville, car en vertu de droits héréditaires il
représente une menace pour les factions qui ont usurpé le pouvoir. Il a
grandi à Byzance, dont l’hégémonie constitue un danger potentiel pour
l’indépendance de Syracuse ; évidemment ses ennemis le font passer pour un
collaborateur du pouvoir byzantin et donc un traître.
Lorsque le rideau se lève, la ville est assiégée par une armée de Sarrasins et
pour les clans rivaux il n’est que temps de s’unir pour y faire face. L’un
d’eux, Argirio, a une fille, Aménaïde, qu’il a naguère envoyée à la cour de
Byzance où elle a connu et aimé Tancredi, mais la position de celui-ci les a
contraints à garder secret leur attachement mutuel .
Syracuse attaquée, Aménaïde pense que c’est l’occasion pour Tancredi de
prouver à tous son innocence et sa valeur en venant participer à la défense de
la ville ; elle lui envoie un message en ce sens. De son côté le jeune
guerrier a décidé de son propre chef de se porter au secours de sa patrie et
vient de débarquer dans les environs.
C’est le moment que choisit Argirio pour sceller son accord avec son principal
rival, Orbazzano, en lui donnant sa fille en gage de sincérité. Voilà Aménaïde
dans les affres, d’autant que son père a appris la venue de Tancredi et y
voit la preuve de sa collusion avec les Sarrasins ; d’exilé il devient
proscrit, condamné à mort et déchu de ses biens . Elle se sent donc
responsable d’avoir précipité le malheur du jeune homme et s’expose au
courroux paternel en refusant d’épouser Orbazzano . Or ce dernier vient de
trouver, sur le corps d’un Sarrasin, une lettre d’Aménaïde adressée à
quelqu’un qu’elle ne nomme pas et qu’elle invite instamment à Syracuse pour
triompher de ses ennemis ; il en déduit qu’elle a une liaison avec leur chef
et la voici donc déshonorée, et menacée de mort .
Cependant Tancredi, incognito, s’est enrôlé parmi les défenseurs de Syracuse.
Il est alors témoin des accusations dont Aménaïde fait l’objet ; partagé entre
la douleur de se croire trahi et son amour il va néanmoins la représenter dans
un duel-jugement de Dieu, qu’il remporte en tuant Orbazzano . Cette victoire,
qui sauve la vie d’Aménaïde, ne diminue en rien les tourments de Tancredi, qui
continue de la croire coupable. Il est tiré de son abattement par les
Syracusains qui pressent le champion de venir combattre les Sarrasins.
Désireuse de le voir réhabilité par les siens, Aménaïde révèle alors qui il
est, ce qu’il prend pour une nouvelle infamie . Les assaillants seront défaits
et Syracuse délivrée ; mais c’est un Tancredi blessé à mort qui est ramené
auprès de la jeune femme. Argirio va alors admettre les torts de Syracuse
envers son sauveur et révéler à Tancredi que la lettre fatale lui était
destinée. Alors ce dernier demande à Argirio de l’unir à Aménaïde et expire
dans les bras de celle-ci.
On le voit, c’est la version originale qui est représentée, celle où la mort
du héros entraîne celle de la musique, les cordes finissant dans un diminuendo
suggestif de quelques mesures et laissant place au silence. On a beau avoir vu
plusieurs fois cette version, ce final exerce toujours la même fascination :
les quelques secondes de silence qui ont suivi le fondu au noir témoignaient
de la force de cette scène, de son impact sur le public dans son dépouillement
incongru. Ce qui pour les contemporains de Rossini était une faiblesse est
reconnu de nos jours comme la preuve du génie de ce compositeur d’à peine
vingt et un ans à la recherche d’une voie personnelle.
Daniela et Darina forever
Mais outre la beauté singulière du traitement musical, l’enthousiasme des
spectateurs du Comunale a été déclenché par les deux interprètes de Tancredi
et d’Aménaïde dont l’engagement vocal et dramatique, toujours plus intense au
cours de l’œuvre, a culminé dans ce sobre dénouement.
Depuis ses débuts retentissants dans le rôle à Pesaro en 1999 Daniela
Barcellona a mûri le rôle ; si l’on n’en est plus au ravissement de la
découverte pour ses qualités vocales et musicales, intactes, elle atteint un
sommet d’interprétation dans cette scène finale, moment d’émotion pure . A ses
côtés, la présence de Darina Takova nous laissait plus circonspect : de sa
prestation de 1999 nous avions le souvenir d’un chant presque toujours spinto.
Heureuse surprise : c’est une Aménaïde diaprée que nous avons entendue, et non
une chanteuse soucieuse de se faire valoir. Quelques limites dans l’agilité,
mais un chant ciselé et sensible qui lui a valu un triomphe mérité auprès de
sa partenaire en travesti.
Raul Gimenez était Argirio ; ce grand technicien détaille honorablement les
difficultés dont ses airs sont émaillés. Mais pour qui l’aurait entendu dans
l’édition de Pesaro avec Devia et Valentini-Terrani (1991) le passage des ans
se fait sentir dans les précautions perceptibles le manque de fluidité. Comme
à Pesaro en 2004, Marco Spotti était Orbazzano . Est-ce fatigue d’un soir ? Il
nous a moins impressionné qu’alors, où son engagement vocal et dramatique
avait plus de force.
Barbara de Castri était Isaura ; les moyens existent indéniablement mais à
plusieurs reprises on se prend à penser qu’elle a peut-être trop écouté la
Fedora Barbieri des mauvais jours, dans la recherche de graves poitrinés . Le
rôle de Ruggiero a été attribué à un contre-ténor, Nicola Marchesini, qui
délivre son air avec aplomb et dont la voix sonore semble assez homogène
malgré quelques aigus légèrement acides.
Remarquables les chœurs dans leurs interventions, d’unité, de clarté et
d’intensité.
Le parfum et le flacon
Figuration élégante, particulièrement des suivantes d’Aménaïde. Elégance est
d’ailleurs, avec intelligence, comme toujours avec Pier Luigi Pizzi, le mot
qui s’impose. Du décor monumental composé de panneaux mobiles disposés autour
d’un plan incliné et susceptibles, en s’écartant ou en disparaissant dans des
niches aménagées dans ce plan, de devenir des espaces divers mais toujours
marqué par la géométrie de l’architecture antique, avec colonnes et
hauts-reliefs, réemployés ou conservés , aux costumes mariant un haut
moyen-âge stylisé à des tuniques plissées à l’antique dans un jeu de blanc et
de noir que ponctuent le justaucorps rouge de Tancredi et la tunique émeraude
d’Isaura, c’est une épure qui se déroule sous nos yeux . Des éclairages
judicieux suffisent à créer l’intimité lorsqu’elle est nécessaire, et le halo
lumineux qui isole les protagonistes dans la scène finale contribue à
concentrer l’émotion portée ainsi à son paroxysme.
Riccardo Frizza, à la tête de toutes ces forces, et en particulier d’un
orchestre allégé , donne une lecture parfois un peu lente pour nous durant le
premier acte mais trouve un équilibre idéal dans la seconde partie . Même s’il
s’agit d’un opéra « héroïque » il dose justement les éclats sonores et
préserve l’aspect dominant, celui du drame intérieur d’êtres que leur
stratégie du secret prend au piège et qui sont victimes des interprétations
d’autrui. Qu’ils parlent ou qu’ils se taisent, Tancredi et Amenaïde mettent en
péril leur relation et leur vie. Cet aspect tragique, le chef réussit à le
rendre sensible et à donner à la représentation l’unité et l’intensité dont
elle a besoin.
On négligera donc quelques réglages effectués dans l’urgence entre la fosse et
le plateau ; la situation actuelle dans les théâtres italiens après l’annonce
des coupes sombres relatives aux maisons d’opéra a retenti sur les
répétitions, qui ont pris du retard . On proposera plutôt pour conclure une
hypothèse : on a souvent opposé Rossini à Verdi, ce dernier étant le musicien
patriote, le premier n’ayant que des convictions d’opportunité. Mais si
Syracuse menacée par l’hégémonie byzantine et musulmane, c’était l’Italie
divisée menacée par les empires français et autrichiens ? Qui serait alors le
précurseur sur la voie de l’unité ?
Un grand « bravi ! » donc à tous pour cette belle reprise.
Maurice Salles