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MADRID
11 & 12/12/2007
Daniela Barcellona & Patricia Ciofi
© Javier del Real
Gioachino Rossini (1792 - 1868)
TANCREDI
Mélodrame héroïque en deux actes
Livret de Gaetano Rossi d’après Voltaire
Mise en scène, décors et costumes : Yannis Kokkos
Lumières : Guido Levi
Dramaturgie : Anne Blancard
Version Venise
Création le 6 février 1813 à La Fenice
Tancredi : Daniela Barcellona
Amenaide : Patrizia Ciofi
Argirio : Bruce Sledge
Orbazzano : Umberto Chiummo
Isaura : Marina Rodriguez-Cusi
Ruggiero : Marisa Martins
Version Ferrare
Création au Théâtre communal de Ferrare, 20 mars 1813
Tancredi : Ewa Podles
Amenaide : Mariola Cantarero
Argirio : José Manuel Zapata
Orbazzano : Giovanni Battista Parodi
Isaura : Marina Rodriguez-Cusi
Ruggiero : Marisa Martins
Chœur et Orchestre du Teatro Real
Chœur et Orchestre symphonique de Madrid
Ricardo Frizza
Nouvelle production en coproduction avec, Barcelone, Séville et Turin
Teatro Real, Madrid, 11 et 12 décembre 2007
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Un opéra, deux destins
Ce qui produit l’événement au Teatro Real de
Madrid, c’est la possibilité d’entendre
intégralement pour la première fois dans une même
présentation scénique les deux versions originales
d’une œuvre-charnière. Dès l’âge
de 21 ans, Rossini démontre, avec ces deux Tancredi
créés à quelques semaines de distance l’un
à Venise, l’autre à Ferrare, que son génie
s’étend bien au-delà des triomphes qu’il
connut de son vivant.
Avec la seconde mouture, resurgie en 1974, le compositeur italien
nourri de Mozart, de Gluck et de Paisiello, avait ouvert la porte
d’une écriture musicale et dramaturgique
entièrement nouvelle à l’opéra ! Son
insuccès à l’époque provient sans doute
encore davantage de la sobriété d’une scène
finale d’un modernisme musical incompris que d’un rejet du
tragique.
Le manuscrit autographe disparu (dûment approuvé par son
compositeur un an avant sa mort) fut remis à la Fondation
Rossini de Pesaro par les descendants de l’amant
d’Adelaïde Malanotte, créatrice du rôle-titre
à Ferrare. Il a révélé que Rossini ne
s’était pas contenté de composer une autre fin
respectant le dénouement de Voltaire, mais qu’il avait
fait plusieurs changements pour assurer la cohérence de chaque
proposition. Parmi les principaux : le premier duo
Amenaide/Tancredi est remplacé par celui du deuxième
acte ; l’aria d’Argirio « Ah ! segnar
in vano io tento » est supprimée ; la cavatine
d’Amenaide « No che il morir non è si barbaro
per me» est remplacée par « Ah ! se pur
morir degg’io… ». Enfin, il est à noter
que la nouvelle superbe aria « Perché turbar la
calma » composée pour Ferrare avait été
introduite à Venise sans doute immédiatement.
Sauf erreur, les théâtres et les enregistrements
discographiques ont jusqu’à aujourd’hui choisi
l’une ou l’autre conclusion. Au mieux, ils ont
juxtaposé les scènes finales alternatives. C’est
donc la première fois que l’on peut découvrir
« in vivo» les deux versions conformes aux
éditions critiques de l’œuvre. (1)
© Javier del Real
Ici, par un certain nombre de différences visuelles et surtout
par sa direction d’acteurs, le metteur en scène grec Yannis Kokkos
s’est particulièrement attaché à mettre en
lumière l’influence psychologique du dénouement sur
la résonance de l’œuvre entière. Il a voulu
que le fatum qui pèse
sur Tancredi soit perceptible dès son entrée pour la
superbe aria « Ô patria ». Dans un cas, le
héros vole vers la victoire, dans l’autre il marche vers
une mort inexorable.
Avec ses tours crénelées stylisées et ses paysages
en papier découpé tels qu’on les voit sur les
illustrations des livres d’images pour enfants et dans
l’univers forain, le drame est situé dans un imaginaire
médiéval martial suggéré par des chevaux de
bois peints, des armées de petits soldats de plomb
casqués, des masques, des lanternes, des acrobates… Comme
dans un rêve, apparaissent un singe savant, une colombe
messagère et des marionnettes, doubles des protagonistes, qui
participent fugacement au déroulement de cette intrigue
invraisemblable. Heureusement, une certaine
légèreté dans les déplacements, des
changements de scènes rapides, et une belle lumière
rendent tout cet attirail relativement discret. Les costumes sont
seyants et les personnages bien caractérisés.
Ricardo Frizza ne
s’attarde pas sur les subtilités de la partition.
L’orchestre joue comme il est conduit : avec vigueur mais
sans grande inspiration. Les percussions et les vents dominent. Les
cordes sont assez sèches. Un bon point : les chanteurs sont
accompagnés avec attention. Très impliqués dans
cette mise en scène, les chœurs d’hommes,
secondés par de nombreux figurants, jouent physiquement leurs
différents rôles à mesure que l’action
progresse. Les basses sont particulièrement énergiques et
bien chantantes.
Les interprètes principaux sont à la hauteur du
challenge. Bien sûr, l’autre événement de ces
deux Tancredi de Madrid, c’est la présence de la contralto Ewa Podles,
interprète mythique du rôle - titre, dont elle a fait
l’une de ses plus attachantes signatures. Avec elle, aucune
nuance des superbes arias de Tancrède ne nous échappe. On
ne peut qu’être touché par « Oh !
patria ! », charmé par « Tu che accendi
questo core » ébloui par « Di tanti
palpiti », impressionné par
« Lasciami : non t’ascolto »,
glacé par « Dove son io ? Fra quali orror mi
guida », troublé par « Perché
turbar la calma » avant d’être totalement
bouleversé par une cavatine finale haletante et murmurée
jusqu’au « addio » d’un
Tancrède expirant dans le bonheur par la certitude
retrouvée d’un amour réciproque. Une Podles plus
retenue que de coutume, selon le souhait du metteur en scène,
mais au sommet de son art et de ses moyens d’expression.
Même si les graves prennent aujourd’hui le pas sur les
aigus, l’ambitus et les couleurs de la voix restent
étonnants, le timbre envoûtant. Toute voix est unique,
mais certaines ne le sont-elles pas plus que les autres ?
Mariela Cantarero & Ewa Podles © Javier del Real
Le Tancredi de la mezzo Daniela Barcellona
nous offre un chant rossinien au style impeccable. Elle sait exprimer
son élan amoureux avec une grande fraîcheur qui correspond
bien au personnage de cette version de Venise. C’est une belle
chanteuse à la voix très saine et au timbre
agréable que l’on retrouve toujours avec plaisir. Sa
grande complicité avec sa compatriote Patrizia Ciofi est
perceptible. Les cantatrices italiennes semblent se délecter en
chantant leurs duos. Cette délectation est communicative.
Les deux Amenaides sont aux antipodes. La personnalité de Patricia Ciofi
s’affirme plus que jamais. C’est une chanteuse
particulière qui fait passer beaucoup d'émotion dans la
cavatine « No, che il morir non è » avec
son bel accompagnement de cor, puis dans la scène de la prison.
Même si la voix n’est pas toujours suave, le chant est
prenant, les aigus très expressifs— ce qui est rare. Avec
la Ciofi, le personnage d'Amenaide devient une sorte d'Ophélie
métissée de Lucia de Lammermoor. La soprano andalouse, Mariola Cantarero,
est tout le contraire de sa consœur italienne. Elle respire la
sérénité et si elle sait faire preuve de
sensibilité, son Amenaide manque un peu de pathos. La voix est
encore en devenir. Elle produit de jolis sons vaporeux et le timbre est
assez plaisant. Un peu détachée dans les duos, elle se
montre cependant touchante dans la scène finale.
Des deux Argirios, on retiendra celui de José Manuel Zapata.
Le ténor espagnol possède de la prestance et de la
présence et il ne ménage pas sa peine. La voix est
puissante. Quelque chose l’empêche encore de
s’épanouir pleinement. Il s’affirme dans son duo
avec Podles, mais on aurait aimé l’entendre dans
l’aria « Ah ! segnar in vano io
tento » absente dans sa partie. Pour le rôle toujours
assez ingrat d’Orbazzano, notre préférence va
à Giovanni Battista Parodi. Les deux distributions sont complétées convenablement par Marina Rodriguez-Cusi (Isaura) et Marisa Martins (Roggiero).
Comme celui du public madrilène selon
l’applaudimètre, notre cœur, on l’avait
compris, penche pour la version de Ferrare. Globalement, nous ne
pouvons que saluer la belle initiative du Teatro Real !
Brigitte CORMIER
Notes
(1) Philip Gosset - The University of Cicago, Tancredi : the romance and mystery of a critical edition.
(2) Le Tancrede de Ferrare du 18 décembre est retransmis en direct sur Radio Clasica, de Radio Nacional de España.
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