Au-delà
de la mort, l'amour triomphe
L'époque : aux alentours de
l'an 1000. Le lieu : Syracuse en Sicile. Au lever du rideau, les deux familles
patriciennes d'Argirio et d'Orbazzano fêtent leur victoire. Ils ont
réussi à repousser les envahisseurs sarrasins et à
conserver leur indépendance. En pleine euphorie, ils décident
de s'unir plutôt que continuer à s'entretuer pour le pouvoir.
C'est maintenant Argirio qui gouverne. Quoi de plus efficace pour détendre
l'atmosphère que d'offrir à Orbazzano la main de sa fille
Amenaïde ? Hélas ce serait trop simple. En effet, ils ignorent
qu'Amenaide, précédemment envoyée avec sa mère
à la cour de Byzance, y a rencontré un autre ennemi potentiel
: Tancredi, fils d'un riche normand, autrefois chassé de Syracuse.
Tombée éperdument amoureuse, Amenaide lui a évidemment
juré sa foi et ceci, de surcroît, en présence de sa
mère mourante ! L'action se déroule en deux actes avec force
quiproquos, soupçons de trahison, complots de vengeance assassine,
condamnation à mort de la jeune fille... Quel que soit le dénouement
choisi, "happy end" comme à la création de l'oeuvre ou bien
- conformément au drame historique de Voltaire - comme à
Ferrare, fin tragique avec mort de Tancredi, la vérité éclate
in extremis pour réconcilier les amants.
Et maintenant, sur ce fond d'intrigue
rocambolesque, place à la musique ! Place au bel canto, en
droite ligne de Pergolèse et de Hændel, place à la
virtuosité du chant rossinien, dans toute sa fraîcheur. Le
compositeur n'a que 21 ans. Pourtant, ce Tancredi qui le rendit célèbre
du jour au lendemain et le fit porter en triomphe à travers Venise
tomba ensuite dans un oubli quasiment total pendant plus de 150 ans.
© Photo Khaldoun Belhatem
C'est grâce aux recherches de
Philip Gossett, grand spécialiste de Rossini, que la partition originale
de Tancredi fut patiemment reconstituée, à partir
de manuscrits autographes et de diverses sources, incluant le témoignage
de Stendhal - dont c'était l'opéra préféré
- et que la fin tragique fut reconstituée en 1976. Selon Gosset,
il faut d'ailleurs se garder de voir en Tancredi une oeuvre de jeunesse
mais, au contraire, le considérer comme : "un moment très
particulier dans l'histoire de la musique qui réussit la fusion
entre une esthétique néoclassique et une sensibilité
romantique naissante".
De l'ouverture à l'ultime scène
de la mort de Tancredi, le chef italien Antonello Allemandi, souriant et
un brin désinvolte, conduit avec sûreté, brio et délicatesse,
un orchestre qui porte haut les couleurs rossiniennes dans leur vivacité
et leur variété. Les choeurs, un peu conventionnels, sont
bien réglés et surtout très présents visuellement.
Le metteur en scène Massimo Gasparon, vénitien et architecte
de formation, assistant de Pier Luigi Pizzi pour de nombreuses productions,
signe également des décors et des costumes un peu clinquants
mais harmonieux. Le tout, pensé dans un esprit "péplum" comme
il convient à la Syracuse de l'époque, est donc très
cohérent. Au moyen d'éléments mobiles évocateurs,
les changements de lieu sont marqués avec élégance.
À noter, parmi les réussites, l'arrivée du bateau
de Tancredi et la prison d'Amenaide, située efficacement côté
spectateurs. Bien qu'ils ne réussissent pas toujours à éviter
les reflets gênants, en provenance des plastrons et des casques dorés,
les éclairages sont agréables et souvent subtils. Ils contribuent
beaucoup à installer le climat d'émotion intense de la fin
de l'opéra.
Après une ouverture qui nous
fait sentir l'urgence de la situation et la montée de la tension
dramatique, les chanteurs servent chacun leur rôle avec justesse
et engagement. Avec son crescendo inexorable et son tutti,
le finale de l'acte I est impressionnant.
Bien qu'il manque encore un peu de
maturité, Mario Zeffiri, avec sa voix bien timbrée et bien
projetée - qui rappelle un peu celle de Rockwell Blake jeune - arrive
à donner à Argirio la prestance et l'autorité d'un
père aussi bien que la bravoure d'un chef. Son duo avec Tancredi
au deuxième acte, "Ecco le trombe : al campo, al campo", est vraiment
un excellent moment.
Quoique peu musicale, la jeune basse
bulgare Nikolay Bikov, assez fade dans son jeu d'acteur, tient correctement
le rôle d'Orbazzano. La mezzo espagnole Gemma Coma-Alabert, lumineuse
et élégante, nous donne une Isaura très présente.
Le timbre assez rond et la voix bien assise font espérer une belle
carrière. Dans le rôle de Roggiero, le ténor Giorgio
Trucco tire très bien, lui aussi, son épingle du jeu.
Nicoleta Ardelean est touchante à
souhait en Amenaide. Toute de douceur et de sincérité, sans
aucune mièvrerie, la soprano roumaine séduit dès son
entrée, "Come dolce all'alma mia". Ses qualités de soprano
lyrique font merveille dans les récitatifs et les moments élégiaques,
mais la voix manque malheureusement d'agilité pour ce répertoire.
© Photo Khaldoun Belhatem
Enfin dans le rôle-titre, Ewa
Podles éblouit par l'étendue de son registre de vrai contralto,
son timbre pulpeux, ses aigus brillants et ses graves surprenants. Malgré
une féminité qu'elle ne saurait dissimuler, aux antipodes
des travestis à la silhouette androgyne, a priori plus conformes
aux standards actuels, la fascinante cantatrice polonaise demeure un Tancredi
de grande classe. Son aisance naturelle sur scène, sa "vocalità"
à toute épreuve dans les fioritures des cavatines, son engagement
dramatique de chaque instant, la rendent irrésistible.
Le silence prolongé qui suit
le rideau final avant qu'éclate un tonnerre d'applaudissements est
la meilleure preuve de la réussite globale de cette production italienne,
donnée à l'Opéra Toulon Provence Méditerranée
pour la première fois. De conception très respectueuse, elle
donne une lecture claire et équilibrée et, surtout, elle
a le mérite de ne pas détourner l'attention sur des trouvailles
saugrenues ou décalées, destinées à divertir
un public que l'on craint d'ennuyer. Quelques rares commentaires négatifs,
saisis au vol à la sortie, pourraient toutefois faire penser que
ce parti pris de classicisme renforce le manque d'enthousiasme des spectateurs
résolument hermétiques.
Mais le public varois, accueilli avec
des roses, avait bu du champagne à l'entracte en compagnie des choristes
en costume. Après dix mois de travaux, il retrouvait son opéra
modernisé, ayant recouvré extérieurement ses ors et
son faste Napoléon III. Il se sentait heureux et choyé.
Brigitte CORMIER