Bystrouska absolue
Créée à Brno en
novembre 1924, Prihody Lisky Bystrouky (La Petite Renarde Rusée),
septième opéra de son auteur, fut inspirée à
Leos Janacek par un roman de Rudolf Tehosnidek, initialement publié
sous forme de bande dessinée dans le Lidove Noviny. Des vignettes
simples et vivantes du feuilleton original, le compositeur a tiré
une oeuvre magique, onirique en même temps qu'ironique, pleine d'humour
mais aussi (et même surtout) empreinte d'une infinie tendresse pour
ses protagonistes à pattes et fourrure, et dans laquelle la forêt
résonne dans toute la splendeur de l'orchestre janacekien (scintillement
de cordes, miroitements de bois, éclats de cuivres, ponctuation
cardiaque de timbales).
Restituer à la scène
le merveilleux en même temps que l'humanité de la ménagerie
convoquée par un livret qui ne cesse d'intervertir les comportements
(bestiaux pour les humains, humanoïdes pour les bêtes) n'est
pas tâche aisée, et l'on ne pouvait qu'être curieux
de voir ce qu'un metteur en scène de la trempe d'André Engel
en retirerait. Las ! Disons tout de go que sa production, toute drôle,
imagée et intelligente qu'elle soit, ne m'a pas totalement convaincue.
Dès le prélude (fantastique
page d'orchestre où le lyrisme vibrant de Janacek se met au service
d'une évocation enchanteresse de la splendeur automnale du milieu
sylvestre), le metteur en scène et son décorateur Nicky Rieti
ouvrent devant nos yeux un livre d'images, certes coloré et fantaisiste,
mais un brin prosaïque en regard de la fulgurance de la partition.
Au diable la forêt et ses teintes mordorées, c'est un champ
de tournesols bordant une voie de chemin de fer, le tout encadré
de l'azur sans nuages d'un après-midi estivant, que nous offre le
tandem ; dans cet univers viennent gambader diverses bestioles, plus ou
moins fidèles au bestiaire de l'opéra. Une question toute
simple se pose dès lors : puisqu'ils semblent avoir tablé
sur une sorte de "semi réalisme" (les animaux, bien qu'évidemment
très stylisés, n'en sont pas moins immédiatement reconnaissables,
et les gestuelles ont été travaillées dans ce sens),
pourquoi ne pas respecter les indications de temps et de lieu ? Et surtout
pourquoi laisser de côté la symbolique des saisons dans une
oeuvre se terminant où elle a commencé (dans la forêt,
entre l'été et l'automne - alors que la représentation
se termine ici dans le champ de tournesols, en hiver !), bouclant ainsi
le cycle de la vie non tel que nous, humains, le percevons (c'est-à-dire
achevé par la mort), mais tel que la nature le vit (en incessante
régénération) ?
Les personnages, eux, sont en général
bien caractérisés, mais il leur manque ce petit supplément
d'âme et de charisme qui élève les héros de
livres pour enfants au rang de protagonistes de fable morale - car c'est
bien d'une fable qu'il s'agit, et non d'un opéra pour les 3-9 ans.
Passons sur les humains, généralement laissés (à
l'exception du Garde-chasse) à l'abandon de leur médiocrité
et de leur bêtise (à moins que ce ne soient les interprètes
qui échouent à leur donner de l'épaisseur) : les animaux,
eux, sont bien plus finement croqués, avec une mention particulière
au ballet de poules (au propre) très poules (au figuré),
stupides ménagères trimant sous le regard condescendant d'un
coq macho à souhait (mais était-il bien utile de lui faire
exhiber si fièrement ses attributs, là où la seule
attitude très "tâtez-moi un peu cette bête à
concours mes cocottes" eût été au moins toute aussi
éloquente ?).
En revanche, présenter le Renard
comme un simple et vulgaire monte-en-l'air, si elle permet une astucieuse
scène de rencontre avec la Renarde, n'en relève pas moins
à mon sens de l'erreur, car c'est lui ôter le panache et la
prestance (dignes, pour rester chez les cambrioleurs, d'un Arsène
Lupin) dont le revêt l'écriture ultra lyrique de ses interventions,
accablant par là même un peu plus une Hanne Fischer plutôt
convaincante dans sa caractérisation mais dépassée
par la tessiture assassine d'un rôle qui, tout en demandant une couleur
de mezzo, ne cesse de flirter avec le soprano.
À l'opposé de ce Renard
un poil effacé, la rusée Fine Oreille trouve, elle, l'interprète
rêvée en la personne d'une Rosemary Joshua (perruquée
à la Mylène Farmer - "sans contrefaçon, je suis une
renarde !") hallucinante de justesse et de mimétisme. Déjà
grandement aidée, il est vrai, par un physique idéal (silhouette
svelte et menue, museau effilé et pointu, il ne lui manque plus
que les oreilles), la soprano a, de façon spectaculaire, assimilé
les moindres attitudes et gestes de ce qui semble devenir son animal fétiche,
au point de ne plus faire qu'une avec son héroïne : elle est
Bystrouska, elle est renarde, et l'on jurerait, à sa façon
de hocher la tête en écarquillant des yeux pleins d'une insatiable
curiosité ou d'étirer ses longues pattes, qu'elle a été
élevée au fin fond d'un terrier ! Vocalement, c'est la grande
classe, son soprano frais et radieux se lovant avec un plaisir non dissimulé
dans un rôle qui semble écrit sur mesure, tant pour ses moyens
vocaux que pour son tempérament scénique ; et l'incroyable
énergie scénique investie, tout comme la remarquable finesse
psychologique de son incarnation d'une Renarde aussi émouvante (magnifique
interrogation sur son pouvoir de séduction après la première
rencontre avec le Renard) que malicieuse (hilarant speech libertaire
devant des poules médusées, irrésistible complicité
avec les Renardeaux devant le piège tendu par le Garde-Chasse) en
font la plus adorable des Bystrouska.
Le reste de la distribution, très
homogène, est bon (mais sans jamais atteindre les mêmes sommets)
et se coule bien dans les différents personnages habillés,
avec plus ou moins de bonheur, de costumes d'inspiration variable, dans
certains cas très réussis - ceux des enfants sont à
croquer, avec en prime quelques très jolies idées d'accessoires,
comme ces moucherons jouant de leurs bretelles, ces moustiques ivres n'hésitant
pas à dégainer... la seringue, ou encore cette petite chenille
jouant au cerf-volant !
Autrement dit, toutes les réserves
à l'endroit de la mise en scène ne seraient guère
rédhibitoires si ne venait s'y adjoindre l'accompagnement plus prosaïque
encore d'un National de France impeccablement en place, mais guère
transcendant. Et ce n'est pourtant guère faute d'engagement de la
part du chef : Jonathan Darlington, visiblement enthousiaste, exploite
toute la palette d'un langage corporel aussi expressif que versatile...
Malheureusement l'orchestre ne le suit guère dans sa danse, et les
sonorités, par ailleurs terriblement déséquilibrées
(les bois - surtout les clarinettes au piquet sous l'avant-scène
- étant presque constamment couverts, les cuivres bien trop présents
dans leurs tenues harmoniques, et les timbales carrément à
la fête, notamment dans la coda finale où l'on n'entendait
plus qu'elles!), qui montent de la fosse manquent singulièrement
de poésie, de magie ; et pourtant, quelle extraordinaire science
de l'orchestration que celle de Janacek, qui, par des moyens tout simples
(col legno, harmoniques, sautillé, alliages de timbres d'une
fantastique élégance...), nous donne à entendre les
moindres bruissements de la forêt, les froissements d'ailes des coléoptères,
et jusqu'au "picorement" des poules ! Ce soir-là, ce sont malheureusement
surtout les caquetages d'un public plutôt dissipé - et que
les rideaux entre chaque scène n'ont pas aidé à se
concentrer, entraînant inévitablement le réflexe pavlovien
d'usage ("j'applaudis et tant pis pour l'orchestre qui joue") - qui résonnaient
dans une salle remplie aux trois quarts. Mais pour la volupté, la
magie sonore, l'expressivité, l'infinie palette de nuances, de couleurs
et d'affects propres à Janacek, c'est au rôle-titre qu'il
fallait exclusivement s'en remettre. Notez, de ce côté-là,
l'auditeur est comme un coq en pâte...
Mathilde Bouhon
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