Le retour
de l'archer triomphant
A sa création en 1829, l'ultime
opéra de Rossini ne manqua pas de dérouter une partie du
public et de la critique, tant par son ampleur - plus de quatre heures
de musique - que par la nouveauté de son écriture. Le succès
fut néanmoins au rendez-vous et alla grandissant au fil des représentations,
tandis que des coupures de plus en plus importantes étaient opérées,
jusqu'à réduire l'oeuvre à trois actes.
Adolphe Nourrit lui-même, créateur
du rôle d'Arnold, renonça assez rapidement à chanter
le fameux "Asile héréditaire", suppression impensable de
nos jours. Il faudra attendre la reprise de 1837 pour que cet air retrouve
sa place, grâce à Gilbert Duprez, qui le couronna de son fameux
contre-ut de poitrine dont on sait la postérité (au grand
dam du compositeur, rappelons-le), signant ainsi l'acte de naissance du
ténor di forza de l'opéra romantique.
Entré au Palais Garnier dès
1875, l'ouvrage atteignit les 886 représentations à l'occasion
de son centenaire. Affiché une dernière fois en 1932, il
ne devait plus être rejoué à l'Opéra de Paris
avant la reprise actuelle. À l'étranger, il fut donné
sporadiquement, notamment en Italie, dans une version traduite et considérablement
amputée. En 1988, Riccardo Muti le dirige à la Scala dans
une édition quasi intégrale, mais toujours en italien, qui
fera l'objet d'un enregistrement remarqué chez Philips. L'année
suivante, une partie de la distribution scaligère se retrouve sur
la scène du Théâtre des Champs-Elysées autour
du Guillaume Tell de José Van Dam, pour une série de représentations
mémorables, en français cette fois, que la nouvelle production
de l'Opéra Bastille ne saurait faire oublier tout à fait.
On pourrait gloser indéfiniment
sur la nécessité des coupures dans un opéra extrêmement
long que Rossini lui-même a dû élaguer pour le rendre
viable sur scène : fallait-il pour autant le réduire à
trois heures de musique quand on n'hésite pas à donner in
extenso nombre de partitions baroques pour la plus grande joie du public
? Si l'on ne regrette pas la disparition de certains ballets, surtout au
vu de la chorégraphie risible de Mme Li, on peut déplorer
que le final du deuxième acte, qui faisait l'admiration de Wagner,
soit mutilé, et que les choeurs des trois cantons, si judicieusement
caractérisés par le compositeur passent à la trappe.
Par ailleurs, l'absence de reprises de certains airs laisse un arrière-goût
de frustration et nous renvoie aux pratiques discutables d'une époque
que l'on espérait révolue. Fort heureusement, même
abrégée, l'admirable scène de Mathilde au début
du trois est maintenue. Reconnaissons enfin que la cohérence dramatique
de l'ensemble est globalement préservée malgré tout.
Loin de tout réalisme, l'Helvétie
inventée par Peter Davison fait appel à notre imaginaire
collectif : ses décors tout en bois suggèrent l'intérieur
d'un chalet sur fond de montagnes enneigées, les arbres sont stylisés
et les quelques rochers et pâturages qui apparaissent au fil des
tableaux font penser irrésistiblement à certaine publicité
pour un chocolat suisse célèbre. Les danseurs revêtent
les costumes tyroliens traditionnels, et bien que l'action se situe au
XIIIe siècle l'apparition au second acte de Mathilde - princesse
de Habsbourg, rappelons-le - évoque, par sa tenue, celle de Romy
Schneider dans le Ludwig de Visconti.
Dans ce dispositif commode à
défaut d'être original, Francesca Zambello signe une mise
en scène respectueuse du livret : aucune idée saugrenue,
pas la moindre relecture psychanalytique ou iconoclaste : Guillaume Tell
est un bon mari, un bon père, un patriote convaincu sans aucune
faille ni perversion : il n'en fallait pas davantage pour désarçonner
une certaine "intelligentsia" toute parisienne, contrainte soudain de se
concentrer sur la musique ! Et pourtant rien d'indigne dans ce travail,
tout cela fonctionne bien et les interprètes peuvent chanter librement
sans entrave aucune.
Saluons d'emblée l'excellence
des seconds rôles, si importants dans cet ouvrage, à l'exception
peut-être d'un Gessler graillonneux et caricatural. Alain Vernhes,
ce n'est pas une surprise, campe un Melcthal d'une grande noblesse. Toby
Spence chante avec goût l'air charmant du pêcheur au premier
acte. Nora Gubisch est une Hedwige de luxe et Gaële Le Roi un Jemmy
idéal au timbre clair et juvénile : toutes deux contribuent
à faire du trio féminin du quatrième acte un des grands
moments de la soirée.
Pour ses débuts à l'Opéra,
Hasmik Papian n'a pas choisi la facilité : cette soprano qui excelle
dans les emplois dramatiques verdiens - son Abigaille à Orange est
dans toutes les mémoires ? semble chercher ses marques en Mathilde
et ne parvient pas à faire croire aux dilemmes qui agitent la jeune
princesse. Son français, en outre, n'est pas un modèle d'intelligibilité.
"Sombre forêt" manque de legato et de moelleux et "Pour notre amour"
de souplesse. Il faut attendre la fin du troisième acte pour que
la voix se libère enfin dans un "barbare !" retentissant adressé
à Gessler. Souhaitons son prompt retour in loco dans un emploi
mieux adapté à ses grands moyens.
Thomas Hampson incarne le rôle-titre
avec conviction et subtilité. Sa maîtrise de notre langue
est proche de l'idéal et son jeu, tout en sobriété,
parfaitement crédible. La voix n'a rien perdu de sa splendeur, et
si le timbre s'amenuise parfois dans les notes les plus graves il n'en
conserve pas moins toute l'autorité requise dans les scènes
héroïques. Voilà un Tell de haute volée qui nous
gratifie d'un "Sois immobile" bouleversant d'intériorité.
On n'oubliera pas de sitôt son "Jemmy, songe à ta mère"
à vous arracher des larmes.
L'Arnold électrisant de Marcello
Giordani a dissipé toutes les craintes que l'on pouvait avoir après
son Pirate stridulant de l'an passé au Châtelet. En très
grande forme vocale, le ténor italien s'est admirablement tiré
d'une partie réputée inchantable, sachant traduire les tourments
du jeune homme tiraillé entre son amour et sa patrie. Son timbre
se fait suave dans les duos avec Mathilde et déchirant lorsqu'il
chante : "O ciel, ô ciel ! je ne te verrai plus" après l'annonce
de la mort de son père. Cette interprétation trouve son sommet
dans un "Asile héréditaire" impeccablement nuancé
et couronné d'un aigu irréprochable et parfaitement tenu.
C'est lui finalement qui sera le plus acclamé au rideau final.
Les choeurs, excellents, ne contribuent
pas peu au succès de l'entreprise et l'orchestre rutile de sonorités
magnifiques : cordes somptueuses et vents flamboyants. Hélas Campanella
n'a pas su rendre sa cohésion à une partition si riche et
foisonnante. Privilégiant l'aspect martial de l'ouvrage, il donne
à entendre une succession de morceaux mis bout à bout, à
défaut d'une conception d'ensemble pertinente.
En dépit des quelques réserves
et malgré les coupures, le spectacle ne manque pas de ravir tous
les amoureux de Rossini, heureux de voir représenté cet authentique
chef-d'oeuvre, jalon incontournable dans l'histoire de l'opéra.
A en juger par l'enthousiasme du public, ce Guillaume Tell a su
rallier aussi les coeurs de tout ceux qui le découvraient. Est-ce
un voeu pieux de souhaiter très vite une reprise de cette production
afin que l'archer triomphant retrouve la place qui lui est due dans le
répertoire de l'institution qui l'a vu naître ?
Christian Peter