LE
REGARD D'HORUS
En vingt-quatre années d'existence,
l'Opéra de Montréal n'a jamais joué Thaïs
et son inscription au répertoire de la présente saison est
une heureuse nouvelle pour les amateurs d'opéras français,
notamment pour les admirateurs de Massenet. L'événement est
d'autant plus intéressant que le directeur, Bernard Labadie, entend
de nouveau puiser dans le patrimoine français pour composer le programme
des saisons à venir.
Thaïs est une oeuvre d'une
profondeur indéniable quant à la psychologie des personnages
et lorsqu'on veut la monter, il convient de porter une attention particulière
à l'évolution non seulement des protagonistes, mais aussi
d'une musique qui se déploie avec sincérité. Elle
est délicate et fragile, mais d'une grande beauté diaphane
et souligne de façon parfaite un drame dont Massenet maîtrise
les moindres facettes. Dans les manifestations du sentiment amoureux, le
compositeur a trouvé des accents sonores inspirés par une
sensualité exacerbée que l'orchestration traduit de manière
admirable. Il en va de même pour l'évocation du doute, de
la fureur et du désespoir.
Aujourd'hui, il n'est pas fréquent
qu'on puisse voir Thaïs sur scène et on peut se demander
s'il est possible de redonner vie à une oeuvre qui paraît
vouée à l'oubli. L'Opéra de Montréal a voulu
relever ce défi en la faisant entrer dans la modernité. On
a renoncé aux références historiques, sauf pour ce
qui concerne les costumes et l'oeil du dieu égyptien Horus, omniprésent
durant tout l'opéra, en misant plutôt sur la symbolique pour
créer une atmosphère propice à la compréhension
du drame. Le contour de l'oeil encadre l'action à mi-profondeur
de la scène tandis qu'une forme suggérant sa partie blanche
est placée au fond et sert de toile sur laquelle on voit apparaître
le ciel tantôt bleu, tantôt sombre, la mer, le feu quand elle
n'évoque pas les murs des différents lieux. Cet oeil jette
continuellement un regard sur Thaïs, mais la pupille d'Horus, auréolée
d'un iris éclatant, se pose momentanément sur cet écran,
le temps de montrer en deux occasions que l'esprit divin est entré
en elle. L'action se déroule principalement sur un plateau circulaire
incliné avec, en son centre, un plus petit plateau qui s'élève
au besoin. Un immense voile blanc, symbole de pureté, couvre toute
cette partie de la scène ; Athanaël s'en pare au premier acte
lorsqu'il quitte le monastère des cénobites pour se rendre
à Alexandrie et Thaïs en sera revêtue au troisième
acte au moment de la transfiguration qui précède sa mort.
Les costumes ont été conçus avec soin ; la sobriété
des tuniques des cénobites et des filles d'Albine contraste avec
l'éclat des robes portées par Thaïs, Nicias, Crobyle
et Myrtale. Les accoutrements un peu kitsch et très colorés
des autres figurants accentuent l'impression que la maison de Nicias est
un lieu d'orgie. La mise en scène de Renaud Doucet ménage
des reliefs saisissants dans les différents mouvements de l'opéra.
Il y a des trouvailles qui méritent d'être soulignées
: la transfiguration de Thaïs et son élévation sur le
petit plateau central, qui confèrent au personnage une dimension
surnaturelle ou le jeu discret des cénobites et des filles d'Albine,
qui montre une richesse d'intention émouvante. Le seul problème
de ce dispositif scénique, c'est qu'en réduisant l'espace
au plateau central incliné lors du banquet chez Nicias, il ne permet
pas aux invités de se déplacer librement. Du coup, on ressent
un certain malaise pour les esclaves qui viennent faire leurs pas de danse.
La qualité d'une représentation
tient, à maints égards, au choix des solistes et à
leur performance. A cet égard, on peut sans nul doute affirmer que
celle-ci est mémorable. Lyne Fortin domine la distribution aussi
bien par la voix que par le jeu. Malgré quelques imperfections dans
les aigus, le timbre est magnifique et le legato toujours maîtrisé.
Mais c'est davantage par son engagement dramatique, son aisance en scène
et la profonde caractérisation du personnage de Thaïs qu'elle
s'avère une interprète de premier plan. On admire sans réserve
sa saisissante prestation pendant tout le drame, en particulier au moment
des méditations du deuxième acte. On observe également
avec plaisir la fluidité et le naturel de ses mouvements, de ses
gestes et de sa déclamation.
Gaétan Laperrière, dont
on attendait beaucoup dans le rôle d'Atanaël, a quelque peu
déçu. Ses moyens vocaux sont relativement limités
et il se révèle parfois inaudible dans les parties graves
du rôle. De plus, il ne possède pas les couleurs nécessaires
à l'expression des affects qui animent le moine cénobite.
La belle phrase du premier acte "Dans l'azur, je vois penché vers
elle les anges désolés" est chantée sans émotion
et passe inaperçue, tout comme d'ailleurs les derniers mots de l'opéra
"Morte, pitié". Voilà des moments clé où dans
l'esprit de Gaétan Laperrière il ne semble pas se passer
grand chose. Son baryton est très beau, mais il lui manque l'essentiel
: la capacité de traduire le bonheur de ramener Thaïs à
Dieu et plus tard le déchirement de l'avoir perdue.
Paul Charles Clarke chante Nicias de
façon admirable. Il extériorise à merveille ses différents
états d'âme : la magnificence, la légèreté,
la colère et le renoncement. Les petits rôles sont tenus de
façon exemplaire et il faut souligner le sérieux avec lequel
ces chanteurs, dont certains sont issus de l'Atelier lyrique de l'Opéra
de Montréal, accomplissent leur travail. Les choeurs, souvent mis
à contribution, impressionnent par la justesse de l'exécution.
Pour ses débuts dans la fosse
de l'Opéra de Montréal, Bernard Labadie dirige avec conviction
cet ouvrage qu'il semble beaucoup aimer, en observant les nuances et sans
jamais couvrir les chanteurs. Il faut tout spécialement signaler
le soin qu'il apporte à mettre en valeur le son velouté des
bois. L'Orchestre symphonique de Montréal donne encore une fois
la pleine mesure de ses possibilités et la somptuosité de
ses coloris nous enchante.
En dépit de quelques faiblesses,
cette production comble les attentes du public montréalais. On voudrait
que celles qui vont suivre soient au moins aussi réussies et que
l'opéra français trouve dans le répertoire de l'Opéra
de Montréal une place de choix. Il faut louer le souci de sa direction
qui tâche de prendre en compte le désir de nombreux amateurs
de ne pas se limiter aux opéras populaires, mais de s'ouvrir également
à des oeuvres qui sont, comme Thaïs, injustement oubliées.
Réal BOUCHER