Victor Torres est à la voix
de baryton ce que Léopold Simoneau est à celle de ténor.
Non pas que le baryton argentin soit un mozartien comme l'était
le ténor canadien, mais dans sa voix se retrouvent toutes les subtilités
qui ont fait la réputation de Simoneau. De la douceur sans que la
voix ne soit mielleuse, de la force sans qu'elle soit hurlée, de
la nuance sans affectation. A l'Opéra de Lausanne, Victor Torres
avait tenu le rôle-titre de Falstaff avant de camper un subtil
Michonnet dans Adriana Lecouvreur.
En 2002, le Grand-Théâtre de Genève l'avait entendu
dans le rôle de Posa (Don Carlos) en version française.
Avec ce background d'opéras héroïques, il était
intéressant d'entendre le chanteur dans un récital partagé
entre mélodies françaises et compositeurs espagnols et argentins.
Entrant sur scène à grandes
enjambées, le baryton rejoint l'encoignure du piano où l'attend
un lutrin. Fort heureusement, en raison de la hauteur de la scène,
l'engin ne gênera pas les spectateurs. Si votre serviteur continue
de désapprouver l'usage de lutrin pour les solistes des récitals,
il faut reconnaître que la quantité de textes que Victor Torres
a présentés pendant son récital justifiait qu'il ait
cette légère béquille à ses côtés.
En effet, avec plus de trente-deux textes différents, le nombre
de mots et de vers pouvait le porter à la faute. Totalement habité
par son chant et scrupuleux de la prosodie, constamment dans la prise de
risque, le chant sur le fil du rasoir, une erreur, si minime fût-elle,
l'aurait certainement déstabilisé au risque de faire capoter
l'admirable récital auquel il conviait son auditoire.
Si les poèmes de Paul Verlaine
(Mandoline, Clair de lune, En sourdine) n'avaient d'intérêt
que l'approche musicale de Gabriel Fauré et de Claude Debussy, les
mélodies de Francis Poulenc permettent déjà de se
faire une idée de l'artiste. Tiré des Banalités
de Guillaume Apollinaire, quand le baryton chante "Je ne veux pas travailler,
je veux fumer ", le ton est si juste qu'il donne envie à chacun
de s'allumer une cigarette. Continuant de charmer avec des poèmes
de Rainer Maria Rilke mis en musique par Samuel Barber, le chanteur conquiert
son auditoire par une interprétation sublimée du Tombeau
dans un parc. Dans cette lamentation, son phrasé se fait intime,
sa voix se coule dans des sons filés aux couleurs changeantes du
plus bel effet. Il plane, il entraîne chacun dans sa mélopée
avec un son révélant un instrument vocal d'une rare beauté.
L'homme de théâtre réapparaît dans Don Quichotte
à Dulcinée, le cycle des poèmes de Paul Morand
rendus célèbres par Ravel. Victor Tores construit son théâtre
autour de ces chants et le corpulent baryton devient par la magie de son
interprétation l'efflanqué chevalier à la triste figure.
L'excellence du chant et de la diction
du baryton argentin trouve son apothéose dans des mélodies
argentines de Carlo Lopez Buchardo (1881-1948). Travaillant la nuance du
mot et de la phrase musicale, Victor Torres imprime à ces mélodies
des couleurs qui soulignent la subtilité de la langue de Buenos
Aires, chargée des ambiances populaires de la ville. C'est une note
filée dans Canta tu canto ruiseñor y vuela qui révèle
l'incomparable musicalité du chanteur.
Un récital de qualité.
Sans emphase, sans effets gratuits, juste pour le plaisir de chanter et
d'enchanter. Artisan de cette réussite totale et enthousiasmante,
le pianiste Fernando Pèrez s'est fondu dans la délicatesse
de son compagnon pour l'accompagner avec une efficace discrétion
et une musicalité touchante.
Jacques SCHMITT