MA FATELA TACERE !
Adieux de R. Kabaivanska
S'il est dur pour un artiste de percer
et d'accéder à la notoriété, il est certainement
encore plus difficile de s'arrêter à temps.
A 80 ans passés, Magda Olivero
faisait ses adieux au rôle d'Adrienne Lecouvreur et persiste à
chanter épisodiquement. A 78 ans, Carlo Bergonzi se déshonorait
dans un Otello d'anthologie, ce qui ne l'empêche pas d'accepter un
concert ou un récital de temps à autres. Les projets de Montserrat
Caballé font frémir : pour elle, l'heure des adieux ne sonne
plus, c'est le glas qui résonne ! Plus prudent, Luciano Pavarotti
devrait quitter les scènes, du moins celles des théâtres,
en mai prochain : Placido Domingo sera-t-il aussi avisé ?
Il y a eu quelques adieux discrets,
sur la pointe des pieds : Leontyne Price, Marilyn Horne ... un simple mot
dans le programme, une annonce à la fin du concert ... D'autres
ont préféré quitter la scène sans bruit : John
Vickers et sans doute bientôt Mirella Freni.
Rares sont ceux qui ont réussi
à faire des sorties vraiment spectaculaires. A New York, 40 minutes
d'ovation saluèrent Leonie Rysanek, qui faisait ses adieux au Met
dans la Comtesse de la Dame de Pique (le public salzbourgeois fut en revanche
plus chiche pour la dernière d'Elektra quelques mois plus tard ...).
Et il y a eu bien sûr Joan Sutherland, dont on connaît en video
les derniers "Huguenots î, sans doute les adieux les plus réussis.
Ce soir du 23 février 2002,
à 67 ans passés, Raina Kabaivanska de décide enfin
à faire ses adieux. Pas ses adieux définitifs, non ! Ce ne
sont que ces adieux au rôle de Floria Tosca (rendez-vous en 2015
pour les adieux à Butterfly).
En l'honneur de l'illustre diva le
Tout-Parme avait investi le Teatro Regio pour cette soirée de gala:
industriels du jambon cru et magnats du vinaigre balsamique avaient sorti
les costumes du fromage rapé, pour un événement dont
l'importance justifiait la couverture en direct, tant par TV-Parma que
par la presse locale (s'adressant à une personnalité (une
huile, bien entendu ...), un photographe lance "Cheeese" ; "No ! Prosciutto
!" répond l'autre)
Ainsi, pour une unique soirée,
Raina Kabaivanska interprétait pour la dernière fois son
rôle fétiche, rôle qu'elle avait chanté plus
de 400 fois sur scène.
Comme ceux de la plupart des théâtres
italiens, les moyens du Regio de Parme ont considérablement décliné
au fil des années : les subventions devenant plus difficiles à
détourner, les fonds publics les ont désertés pour
d'autres cieux.
Cette ultime Tosca s'inscrit donc dans
une série accueillant des chanteurs plus ou moins débutants,
les sopranos ayant bénéficié des conseils de l'illustre
diva pendant les répétitions.
La production est pauvre : les premier
et deuxième actes font penser au hangar d'un brocanteur après
les soldes : rien que du rebut ! Si la direction d'acteur est très
sommaire (entrée côté "jambon î, sortie côté
"fromage" et des chanteurs livrés à eux-mêmes). La
mise en scène tentent quelques effets qui se veulent spectaculaires
(le drap noir qui sert de fond de décors s'entrouvre à l'arrivée
de Scarpia, Tosca chante son "Vissi d'Arte" devant la scène après
qu'un même rideau soit tombé entre Scarpia et elle, etc...)
: c'est ce qui arrive à une fête de patronage quand le directeur
de l'école se pique d'ambitions artistiques.
Pour cette dernière soirée,
Parme s'est quand même offert un ténor professionnel : Mario
Malagnini a fier allure (il est même plutôt sexy) ; son entrée
n'est pas brillante (une aptitude à chanter faux l'avait écarté
des grandes scènes au début de sa carrière dans les
années 80), mais rapidement la voix retrouve sa stabilité.
Le timbre est rayonnant, les aigus impressionnants, et si la voix est un
peu lyrique pour le rôle, ce n'est guère gênant compte
tenu de l'exceptionnelle acoustique de la salle. Bref, un ténor
détonant et détonnant !
Le Scarpia est un rescapé des
premières représentations : on frémit si c'était
ce qu'il y avait de meilleur ! Une voix énorme, certes, mais mal
contrôlée et l'interprète par trop grossier.
A la tête de l'orchestre du Teatro
Regio (qui, même au temps de sa gloire, avait du mal à rivaliser
avec la Philarmonie de Berlin), Nicola Luisotti fait des miracles : il
fait ressortir certains détails de l'orchestration, assure un rythme
théâtral et accompagne les chanteurs ; bref, du très
bon travail.
Il faut bien maintenant en venir à
la performance de Raina Kabaivanska. Les premiers "Mmm-ma-a-a-a-a-a-a-ri-o-o-o-o-o-o-oOOOOO"
font craindre le pire : et celui-ci est bien au rendez-vous. Enfoncées
les Florence Foster Jenkins, Natalia de Andrade et autres Olive Middleton
... Certes, le timbre de Kabaivanska n'a jamais été exceptionnel...
Certes, l'émission a toujours été handicapée
par un vibrato serré... Mais aujourd'hui, c'est un croisement entre
les you-you des femmes algériennes, le yodle suisse et le cri des
sioux sur le sentier de la guerre !
Les aigus sont présents : mais
on pense plutôt à la sirène d'un avion de chasse en
piqué, avec les mêmes dommages collatéraux sur les
foules innocentes (un vieillard au premier rang à l'oreille arrachée
par l'explosion de son sonotone).
Par la suite, la voix commence à
chauffer, ceux qui ne sont pas sujet au mal de mer finissent par s'habituer,
et il devient possible de se concentrer sur l'interprétation. Hélas
... Raina Kabaivanska n'a jamais été une actrice exceptionnelle
et si elle convainquait dans ce rôle, c'est surtout parce que, par
son port, son allure, son charisme, elle est une authentique diva, comme
Floria Tosca. Mais on se demande vraiment quel type de préparation
elle a pu apporter à ses élèves !
Quel contraste avec les dernières
Tosca d'une Scotto à Turin : en 1989, les stridences de la voix
mettent les oreilles au supplice, mais il y a derrière chaque mot,
chaque phrase une intention, une coloration, une émotion ... il
y a un jeu scénique tellement recherché, qu'il en résulte
une interprétation absolument unique.
Le second acte culmine avec le "Vissi
d'Arte" tant attendu : comment ne pas se sentir en communion avec l'artiste
quand elle gémit "Perche soffrir cosi" ! Le si-bémol fait
trembler le lustre. A mes côtés, le chirurgien esthétique
de la diva lâche un soupir : les pinces à linges, accrochées
dans le coup de la diva hyper liftée, ont tenu le choc... Malheureusement,
le crissement de pneu qui fait office de pianissimo final, déraille
lamentablement. On en sera quitte pour un bis, lâché au bout
de 6 minutes d'applaudissements qui finit par vous arracher une larme :
c'est quand même toujours triste une diva qui nous quitte...
Placido Carrerotti