L'essentielle
vertu d'une bonne production lyrique est peut-être de renouveler
la vision d'une oeuvre, de lui rendre sa fraîcheur et de replacer
ainsi l'auditeur face à la charge subversive d'une création.
Tosca, on le sait, est de tous
les Puccini le plus expressionniste. Cette "tranche de vie saignante",
pour reprendre une définition quelque peu désobligeante du
vérisme, est aussi un grandiose morceau de bravoure dans la noirceur,
un balancement périlleux entre sexe et cruauté, désir
et masochisme, l'histoire d'une passion et la passion de l'histoire. Résumons
: une scène de torture, un meurtre, une exécution capitale,
un suicide. Ici, le malheur des uns fait le bonheur des autres.
En noir et blanc pour Uwe Eric Laufenberg.
Comme dans un film de Lang, Murnau ou Pabst. En transposant habilement
l'action dans une Rome fasciste, oppressante, on peut deviner que les situations
fortes ne manquent pas. Intemporalité donc de cette émotion
tellurique que produit la conflagration des trois passions en lice : celles
de l'amour, du pouvoir et de la liberté.
En nous faisant assister in loco
au supplice de Cavaradossi, l'horreur est à son comble, tout comme
son assassinat d'un simple coup de revolver dans la nuque...Le clin d'oeil
au public, l'anecdote intelligente pointe souvent son nez : Scarpia se
faisant dédicacer un article avec photo par la célèbre
cantatrice au premier acte ou écoutant de la musique sur un tourne-disque
d'époque, pour camper l'ambiance au deuxième acte...
Enfin également, un vrai plongeon
dans le vide (nous étions tous venus pour cela, en bons sadiques
que nous sommes) pour la diva romaine, se jetant du haut des ailes de l'Archange...
Effet garanti. Triomphe assuré. Pour une mise en scène qui
n'accuse en rien ses cinq ans de bonification.
© Opéra de Marseille
A cette régie forte mais sans
excès, efficace, d'un impact théâtral sidérant,
d'un goût très sûr, Giuseppe Gipali (Mario) et Jean-Philippe
Lafont (Scarpia) ont apporté tout l'impact de leur personnalité
: retenue et juvénile pour le premier, puissante jusqu'à
l'écrasement, telle une force maléfique et tranquille, une
masse luciférienne en mouvement, pour le second. Les violences de
ce mélange de Iago, Don Juan et Tartuffe savent laisser place à
un travail tout en finesse sur la demi-teinte lorsque la partition le demande.
A l'actif du ténor albanais,
une présence indéniable, un aigu glorieux, deux airs joliment
phrasés mais dans une attitude que nous ne voudrions plus revoir
sur scène : jambes écartées, bras ouvert, poitrine
en avant... comme au concert.
Spécialiste du rôle-titre,
Catherine Naglestad, physique de star hollywoodienne, était attendue
avec impatience. Là encore quelques gestes grandiloquents au Palais
Farnèse n'échappent pas au "vérisme" outrancier, mais,
jusqu'à la laideur calculée du cri, la voix éclate
en mille facettes, oscillant entre une sorte de parlando très
fluide et un large aigu. Le Vissi d'Arte passe, magique, avec naturel,
évitant les pièges du grand air attendu, le si bémol
du suicide est impérial.
Disons enfin l'excellente qualité
de la direction musicale d'Ivan Anguelov à la tête de l'Orchestre
et des Choeurs de la Cité Phocéenne. L'orchestration luxuriante
et vénéneuse de Puccini se déploie avec une belle
précision. Encore une fois, la courageuse et sympathique directrice
Renée Auphan peut être fière de son travail.
Christian COLOMBEAU