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LUCEVAN LE STELLE
20h06 : le chanteur d'opéra
le plus célèbre de tous les temps entre pour la dernière
fois sur la scène du Metropolitan Opera, un des théâtres
lyriques les plus prestigieux au monde.
Et c'est aussi sans doute,
et pour longtemps, la fin de toute une époque : celle des jeunes
premiers sexagénaires et des sémaphores aux voix d'or. Une
époque où la beauté d'un timbre, la pureté
d'un chant, suffisaient à nous faire croire à l'Opéra.
23h11 et le rideau se baisse
définitivement sur le Mario Cavaradossi de Luciano Pavarotti.
Chantera ? Chantera pas
? Chantera !
Près de deux ans
après ses annulations de dernière minute en ces mêmes
lieux et alors que Pavarotti n'est plus remonté sur une scène
de théâtre depuis décembre 2002, il n'était
rien moins que sûr que l'artiste se produirait.
Quand, à l'issue
du second entracte de la représentation du 10 mars, John Volpe vint
devant le rideau éclairé faire l'annonce tant redoutée,
le public n'eut qu'un soupir un peu las ; mais, surprise ! C'est Carol
Vaness qui venait d'annuler le dernier acte pour laisser place à
Cynthia Lawrence (dans ces cas là, il vaut mieux ne pas être
cardiaque).
30 minutes pour convaincre
N'ayant qu'un acte à
chanter, Cynthia Lawrence y mettra tous ses moyens : puissance, véhémence,
sans sacrifier la ligne vocale et composant un vrai personnage ; avec tout
ça, une véritable bête de scène.
Pour qui apprécie
les sensations fortes, voilà une jeune artiste à suivre et
qui nous gratifie du saut de la mort le plus spectaculaire qu'il m'ait
été donné de voir (et j'ai plus de 30 Tosca
au compteur !) : ça démarre par un dégrafage de corsage
(jeté à la figure de Spoleta) puis par une espèce
de "Ola" comme dans les stades chers à Luciano (on touche les pieds
avec les mains puis on se relève en tendant les bras vers le ciel),
pour finir par un saut périlleux arrière qui soulève
un triomphe d'applaudissements mêlés de cris divers (exclamations
horrifiées, commentaires, cris de stupéfaction joyeuse...).
Au moins, on reste dans l'ambiance Barnum : après le phoque blessé
à mort, la femme canon.
Une Floria idéale...
pour Luciano !
Remise de sa méforme,
Carol Vaness ne convainc pas vraiment le 13 : principalement préoccupée
par le désir de ne pas rater ses notes, l'artiste peine à
incarner une diva ; à vrai dire, même en pleine possession
de ses moyens, Carol Vaness n'était déjà pas une Floria
Tosca, que dire aujourd'hui, alors que la voix a beaucoup perdu de sa fraîcheur...
D'autant que Vaness n'a pas su évoluer à l'instar d'une Olivero
ou d'une Scotto, capables de compenser leurs problèmes vocaux par
la magie, unique, de véritable "diseuse" de texte.
Au global, une performance
ni indigne, ni inoubliable, certainement pas à la hauteur de l'événement...
mais peut-être aussi la partenaire qu'il fallait pour ne faire ombrage
à un ténor finissant.
Les vieux de la vieille
Saluons enfin des comprimari
exceptionnels et en particulier quelques vétérans : James
Courtney (un perdreau de l'année, toutefois, à côté
des suivants), l'impayable sacristain de Paul Plishka et surtout l'inusable
Charles Anthony qui, à la première représentation
(le 6 mars), verra fêter le 50ème anniversaire (1)
de ses débuts au Metropolitan !
Et le Diable dans tout
ça ?
Je n'avais pas vu Samuel
Ramey incarner Scarpia depuis plus de 10 ans ; en 1991, à Londres,
face à Behrens et Schicoff véritablement déchaînés,
il m'avait fait l'impression d'un diablotin trop noble et trop bien chantant
pour un aussi sinistre personnage.
Le contraste avec ce souvenir
est saisissant : la voix est noire, dure, un peu métallique, en
accord avec un personnage simplement et purement mauvais. Ici, pas de sadisme
raffiné : Ramey reste un chanteur instinctif, animal, qui incarne
ici la noirceur à l'état pur.
Etonnamment, la voix a également
perdu une partie du vibrato envahissant qui l'affectait récemment
(et ne parlons pas du volume : un torrent de décibels !).
Au passif, les aigus sont
plus difficiles (et le second "Mia !" carrément hors d'atteinte)
: d'ailleurs, ayant sans doute trop forcé le soir du 10, le grand
Sam se trouvera carrément, le 13, en grande difficulté à
la fin de l'acte II, obligé de descendre une ou deux répliques
à l'octave.
Il n'en reste pas moins qu'il
offre là une composition absolument remarquable et montre ainsi
une capacité de renouvellement comme seuls en sont capables les
plus grands artistes, transformant en qualités dramatiques les défauts
liés à son indéniable usure vocale.
Et Dieu dans tout ça
?
Salué à son
entrée par un tonnerre d'applaudissements, Pavarotti apparaît
très diminué physiquement : il a de nouveau grossi et ses
jambes refusent clairement de le porter trop longtemps (2).
L'illustre ténor ne fait donc plus que les quelques pas strictement
nécessaires : ainsi, au premier acte, il s'installe, dès
son entrée, à moitié assis devant son chevalet ; il
n'en bougera pratiquement plus jusqu'à sa sortie (3).Au
fil des actes, des verres remplis d'eau sont même placés aux
endroits stratégiques pour lui permettre de se désaltérer
à intervalles réguliers !
Vocalement, le déclin
est plus qu'indéniable : il y a un abîme entre ces représentations
et les précédentes, lesquelles ne témoignaient que
d'une usure régulière d'un spectacle à l'autre.
Le souffle est court, qui
l'oblige en permanence à accélérer des fins de phrases
en anticipation de l'orchestre (et Levine, qui roupille gentiment dans
la fosse, ne l'aide pas beaucoup (4))
; quelques phrases sont transposées vers le bas ; surtout, le volume
est devenu extrêmement ténu, comme si Pavarotti chantait pour
le micro (heureusement, grâce à l'acoustique exceptionnellement
favorable du Metropolitan, la voix passe toujours miraculeusement la rampe),
et Luciano ne donne vraiment de la voix que sous la pression (par exemple
lors du duo final).
Et pourtant, ce timbre unique
est toujours là : incomparable malgré les outrages du temps
et qui nous renvoie à nos souvenirs, ceux d'un Luciano à
son zénith.
Plus important encore, Pavarotti
donnera tout pour cette dernière représentation : pleure-t-il
effectivement lorsqu'il chante son dernier "E lucevan le stelle" ? Nous
ne le saurons vraisemblablement jamais. Il n'en reste pas moins qu'il le
chante comme jamais il n'aura essayer de le faire : certes, les moyens
ne sont pas au rendez-vous des intentions, mais celles-ci, Luciano nous
en fait cadeau pour la première et la dernière fois, réservant
au public de cette soirée unique des accents désespérés
qu'on n'espérait plus de lui.
Pour ces quelques secondes
uniques.
Pour votre carrière
exceptionnelle.
Merci Maestro.
Placido Carrerotti
Notes
1.
2880 représentations et 110 rôles : un véritable record
pour ce pilier de l'institution !
2.
Au moins se déplace-t-il tout seul : lors de ses Calaf de 1997,
de solides figurants le soulevaient de terre pour le planter devant le
trou du souffleur ; et revenaient le chercher à la fin de chaque
scène, ce qui donnait une aura véritablement pathétique
à ses interventions (on pense aux dernières heures de Sarah
Bernhardt).
Lors de l'Aida de 2001, une chaise
faisait partie du butin porté en triomphe : et Luciano-Radames d'étrenner
cet étonnant fruit de l'artisanat éthiopien pour attendre
tranquillement la fin du défilé !
3.
Je ne reviendrai pas sur la mise en scène : si Dieu me prête
vie, j'aurai encore maintes fois l'occasion de le faire dans ces colonnes,
tant la production parait vissée aux murs !
4.
Je n'ai pas un mot à changer à ma critique de mai 2002 :
"Au pupitre, James Levine déçoit. Certes, il fait ressortir
des richesses inédites d'orchestration, mais il se complait dans
des tempi lymphatiques qui enlèvent toute tension dramatique
à l'oeuvre" ; on pourrait même ajouter qu'il ne rend guère
service à Luciano : "le premier routier de théâtre
venu" aurait su composer avec les faiblesses de Pavarotti en l'accompagnant
amoureusement comme un pianiste de récital : par sa direction anti-théâtrale,
James Levine souligne, au contraire, tous ses défauts.