Ils
ont osé
Ils ont osé faire mourir Violeta
sur un lit d'hôpital, une perfusion dans le bras. Ils ont osé
habiller l'héroïne de Giuseppe Verdi avec les traits d'un top
model. Les metteurs en scène français Patrice Caurier
et Moshe Leiser osent tout. Et réussissent tout. Un siècle
et demi après la courtisane créée par Verdi en 1853,
La
Traviata revit dans l'univers superficiel de notre actualité.
La scène s'ouvre sur l'appartement de Violeta. Des meubles design
chic, les murs couverts de posters à l'effigie du jeune mannequin.
Le champagne est au frais. Entre convives, on s'échange discrètement
quelques petits sachets de poudre blanche. Un monde inconstant, à
peine décadent, paradis artificiel, prison dorée de La
Traviata de Patrice Caurier et Moshe Leiser et leur équipe (décorateur,
costumier et éclairagiste).
Dépoussiérer ainsi une
oeuvre parmi les plus populaires du répertoire est un risque. Mais
révélateur de la sincérité et de l'authenticité
des metteurs en scène, ce projet théâtral entraîne
chacun, du protagoniste au dernier des choristes, vers une aventure de
confiance. Plus qu'une mise en scène, le plateau respire d'un esprit
de réussite auquel chacun participe. Chaque scène, chaque
mouvement est travaillé avec un formidable souci de vérité
et de détail. Alors, c'est le petit geste de compassion du Docteur
Grenvil touchant imperceptiblement le bras d'Annina lorsqu'il lui annonce
que Violeta n'a plus que quelques heures à vivre. A noter encore,
l'exemplaire travail théâtral autour du choeur. Chaque choriste
est un personnage en soi. A chacun son geste, son attitude, dans une précision
musicale inimitable. On ne dira assez jamais la qualité exceptionnelle
du Choeur de l'Opéra de Lausanne, ensemble non professionnalisé
dont l'enthousiasme du travail est admirable.
(@Opéra de Lausanne)
Intégrant remarquablement la
désuétude littéraire du livret à la modernité
de notre société, l'habileté des deux compères
à raconter la vie leur inspire de belles trouvailles scéniques.
Comme lorsqu'Alfredo, éperdu d'amour pour Violeta, ne pourra réfréner
son envie de partager son bonheur naissant. En baskets, en tenue décontractée,
se promenant à grandes enjambées dans le jardin de la maison
de campagne, son téléphone mobile à l'oreille, il
dira sa romance "Lunge de lei per me non v'ha diletto" (Loin d'elle, pour
moi, il n'est pas de joie !) à un ami.
Du côté des chanteurs,
il faut relever la formidable impression laissée par le ténor
américain Tracey Welborn (Alfredo Germont). Quoique annoncé
souffrant, il a offert l'un des plus émouvants Alfredo qui soit.
Pour quel chant ? Pour quelle voix ? Celle du coeur, de la générosité,
de l'amour bien avant celle des notes, voire de la musique. Investissant
son personnage avec une intensité dramatique quasi insoutenable,
sa passion pour Violeta le transcende. Quelle extraordinaire émotion
dans "Ah si ! Che feci ? Ne sento orrore !" (Ah oui ! Qu'ai-je fait ? J'en
ressens l'horreur !). Dans cette scène où Alfredo se reproche
sa jalousie honteuse, le chanteur dépasse son rôle et le tremblement
de ses lèvres, les spasmes de son corps traduisent son propre trouble.
Constamment porté vers l'expressivité plutôt que vers
l'effet vocal, il dessine son personnage au-delà de la simple vocalité.
"Tracey Welborn est une âme !" aime à dire Patrice Caurier.
(@Opéra de Lausanne)
Quant au rôle-titre, la prise
de rôle d'Alexia Cousin (Violeta Valéry) révèle
une artiste animée d'un intense feu intérieur. S'engageant
sans compter, la jeune interprète exhibe un beau talent d'actrice.
Théâtralement convaincante, sa voix laisse pourtant apparaître
de graves signes d'usure. Semblant ne plus pouvoir moduler son instrument,
elle chante constamment forte. Dans les scènes de son agonie, le
chant plus contenu n'est plus qu'un parlé-chanté habilement
caché sous le manteau de la comédienne. Comme il est loin
l'enchantement vocal de sa Mélisande du Grand-Théâtre
de Genève en 2000 ! Il a laissé place à une voix détimbrée,
souvent laide, inintéressante, au vibrato "mentonné"
s'élargissant regrettablement. Et ces quelques aigus avortés
confirment la cassure redoutée de sa voix. Dommage, car avec Alexia
Cousin, l'art lyrique possédait l'un de ses plus beaux espoirs.
De son côté, le baryton
polonais Wojtek Dabrowicz (Giorgio Germont) ne possède pas une très
jolie voix, mais Dieu qu'il chante bien ! Le phrasé, la justesse
de ton, la couleur, l'autorité sont autant de qualités qui
habillent parfaitement la dignité bourgeoise de son personnage.
L'Orchestre de Chambre de Lausanne,
l'un des meilleurs ensembles symphoniques romands n'a pas failli à
sa réputation. Attentif aux ordres du chef américain Steven
Sloane, habile à rattraper les erreurs des solistes, il a offert
sa belle palette de couleurs à une oeuvre où la véritable
émotion n'est pas venue là où elle était attendue.
Jacques SCHMITT