Peter
Eötvös ovationné
Depuis deux saisons, le StadttheaterBern
s'est doté d'un système de surtitrage. S'il permet aux spectateurs
locaux de suivre le déroulement des intrigues plus aisément,
il apporte un évident désavantage à qui ne domine
pas la lecture de la langue de Goethe. Afin de faciliter l'entendement
du public, jusqu'à récemment, les metteurs en scène
étaient obligés de monter les opéras italiens et français
en montrant ou en racontant le livret. Le surtitrage est depuis devenu
la béquille de la mise en scène. Cette nouvelle production
(création suisse) de Tri Sestri en est la preuve flagrante.
Raconter l'ennui des trois soeurs, l'incommunicabilité entre les
êtres, les états d'âme de personnages névrosés
dans l'enfermement d'un espace restreint sans comprendre un mot de ce qui
se dit (puisqu'on y parle en russe !) est un véritable casse-tête.
Pour le spectateur francophone, il ne reste dès lors que la mise
en scène (et l'argument du programme) pour essayer de comprendre
ce qui se trame.
Depuis sa création mondiale
à Lyon en 1998, l'oeuvre de Peter Eötvös a vu plusieurs
reprises. Si Bruxelles et Paris l'ont monté en reprenant la (superbe)
mise en scène de sa création lyonnaise, seuls les théâtres
allemands ont osé s'y attaquer avec des mises en scène originales.
Ainsi, à Berne, le metteur en scène allemand Gerd Heinz,
qui avait déjà mis en scène Les Trois Soeurs
à l'Opéra de Freiburg en 2000, expose sa nouvelle vision
du drame de Tchékhov. En montrant les amours déçues
d'Irina, une oie blanche à l'allure de Bécassine-Chantal
Goya, d'Olga en vieille fille "sapritchienne" et de Mascha en femme indifférente
et résolue, il réussit une belle caractérisation des
personnages. Dans un monde clos d'où émergent les désirs
inexprimés de chacun et l'incompréhension de tous, le mouvement
reste dans l'intention, le geste dans la retenue. Seuls le Doktor, sempiternellement
ivre, et Natasha, déçue de son pâle mari, laissent
éclater leur hystérie. Dans un décor (Rudolf Rischer)
minimaliste d'un cube fait de néons (la nouvelle marotte des décorateurs
oubliant l'aveuglement des spectateurs!), d'une chaise et d'un petit escabeau
(inutile ?), les personnages se meuvent au fil des séquences de
l'opéra dans une belle harmonie de déplacements.
Dans les scènes d'ensemble,
avec presque tous les protagonistes sur scène, la musique et le
chant s'entrechoquent dans un brouhaha à la limite du supportable.
C'est à qui, du chanteur ou de l'orchestre, "parlera" le plus fort.
A ce petit jeu, les stridences des violons sont les incontestables vainqueurs
de nos oreilles meurtries. C'est la "voix" choisie par le compositeur pour
exprimer la confusion des mots, des idées, des sentiments quand
personne ne veut entendre. Ne dit-on pas "qu'il n'y a de pire sourd que
celui qui ne veut pas entendre" ? Dans ces flottements d'humanité,
les sons sont si confus que leur hétérogénéité
traduit l'effet recherché. Puis, dans les quelques scènes
où, rompant la solitude amoureuse des trois soeurs, les prétendants
déclarent leur amour, la musique du compositeur transylvanien se
fait admirablement lyrique. Des moments de douceurs contrastants avec la
dissonance du propos musical qui reste la règle.
Sur le plateau, les voix sont toutes
d'excellente qualité, qu'elles appartiennent à la troupe
du StadttheaterBern ou aux solistes invités pour la circonstance.
Difficile d'isoler l'un ou l'autre des protagonistes, car les longs soliloques
sont plutôt rares. On peut, tout au plus, remarquer chez ces dames
la soprano Isabelle Razawi (Natascha) qui, avec une extraordinaire maîtrise
des suraigus, campe à la perfection une amante hystérique
du plus haut comique. Des trois soeurs, si Silke Schwarz (Irina) propose
le charme d'une belle voix juvénile, la vocalité bien trempée
de Maria Riccarda Wesseling (Olga) colle parfaitement à son personnage
de vieille fille délaissée. L'Ukrainienne Zoryana Kushpler
(Mascha) sort de sa réserve des premiers instants de l'opéra
pour offrir alors l'un des plus émouvants moments de la soirée
dans la scène où elle réalise enfin l'amour qu'elle
porte au commandant Johannes Martin Kränzle (Werschinin), dont la
prestance n'a d'égale que la beauté du phrasé. Chez
les hommes, si l'ensemble des chanteurs s'avère excellents, la prestation
de Julius Best (Doktor) sort du commun. Mêlant les cassures de la
voix aux gestes de la déchéance alcoolique, sa complainte
désespérée d'ivrogne bon à rien est bouleversante.
De son côté, si Richard Ackermann (Soljony) livre un admirable
moment de tendresse en prenant congé d'Irina, qu'il désire,
il déçoit en se croyant obligé de forcer la voix dans
ses colères. Un identique reproche pourrait être adressé
à Wolfgang Newerla (Andrej), lequel ne semble pas réaliser
qu'il chante dans un opéra de dimensions moyennes.
Votre serviteur n'étant pas
un russophone averti, il lui est difficile d'avoir une idée précise
de la prononciation de chacun, mais il a rarement eu l'impression d'entendre
la merveilleuse mélodie de la langue russe. De retour dans son antre,
il s'est pris à écouter quelques pages d'opéra russe
et ce sont d'autres accents qu'il a entendus. Et de penser que la préparation
des chanteurs (à de rares exceptions près) à la prononciation
russe n'a pas été aussi soignée qu'on pouvait l'espérer.
Il n'en reste pas moins que monter
cet opéra, à l'interprétation difficile, est une véritable
performance. De plus, sous la baguette précise et explicite du chef
allemand Hans Drewanz, le Berner Symphonie-Orchester s'est affirmé
à la hauteur d'une partition ardue qu'il a enlevée avec brio,
tant en ce qui concerne le petit ensemble dans la fosse que le reste de
la formation dans l'arrière-scène.
Le public a ovationné cette
production, réservant son plus chaleureux accueil au compositeur
Peter Eötvös venu tout exprès à Berne pour assister
à la création suisse de son opéra.
Jacques SCHMITT
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consacré aux Tri Sestri