Ainsi la décentralisation n'est
pas un vain mot. Certains mélomanes parisiens devront bousculer
leurs certitudes : il existe une vie musicale après le boulevard
périphérique. Et sans aller bien loin. Rouen nous le démontre
encore une fois.
Depuis deux ans, la ville a décidé
de renouer avec sa tradition wagnérienne. Mégalomanie ? Non,
le Théâtre des arts s'enorgueillit, à juste titre,
d'avoir assuré la création française de Siegfried
(c'était le 17 février 1900). Aussi, son directeur musical,
Oswald Sallaberger, après avoir reçu Tannhaüser
en 2003, accueillait cette année le "doux infidèle" et sa
"femme céleste", Tristan et Isolde. Mais, en toute simplicité,
comme de vieux amis, sans mise en scène ni falbalas. D'ailleurs
le programme annonçait une version de concert. C'est trop de modestie.
La mise en espace de Wolfgang Schilly ne doit pas être déprisée.
Certes, l'orchestre est sur la scène mais les chanteurs ont laissé
pupitres et partitions au vestiaire. A défaut d'armures, Ils ont
superbement revêtu le geste et l'attitude, autrement indispensables
à la théâtralité. Des jeux de lumière
accompagnent sobrement l'action. Nous sommes bien à l'opéra.
Merci à M. Schilly de le rappeler. Et bravo !
Un tel résultat n'aurait pu
être obtenu sans l'engagement des chanteurs. Tous sont dramatiquement
exemplaires. Susan Bollock, d'abord. Elle est Isolde, du début à
la fin, véritablement habitée par le rôle. Techniquement,
la soprano anglaise mène sa barque, sans effort apparent, jusqu'à
la liebestod tant attendue. La performance est remarquable. Evidemment,
sa reine irlandaise se ressent de son Elektra à Bruxelles. La fureur
lui convient mieux que l'élégie. Le timbre peut même
sembler ingrat. Qu'importe, elle est souveraine. Le Tristan de John Treleaven
convainc moins. Là aussi, la partition demande beaucoup et le ténor
n'a pas encore résolu tous ses problèmes techniques. Il parvient
à éviter l'accident, mais c'est la justesse qui trinque.
L'impression finale demeure cependant positive tant l'implication est grande.
Côté serviteurs, la balance
s'inverse. Le beau Kurwenal de Johannes Mannov, sonore et viril, triomphe
aisément de la Brangäne stridente de Rosemarie Lang.
"As-tu fait vraiment cela ?". Le sommet
de la représentation est atteint au deuxième acte, lors de
la supplique du roi Marke à Tristan. Franz-Josef Selig est bouleversant
d'humanité. La voix, noble, profonde, se hisse à la hauteur
de l'interprétation. L'air ne dure que 10 minutes, on aimerait qu'il
en fasse 100. Bonne nouvelle pour les Parisiens, Franz-Josef Selig reprendra
la couronne de Cornouailles à la Bastille en 2005-2006. Nous y serons.
Depuis son arrivée à
Rouen, il y a cinq ans, Oswald Sallaberger s'applique à orienter
l'orchestre de l'Opéra de Rouen vers le grand répertoire
symphonique allemand. L'effort se concentre sur l'alchimie entre le son
et la vérité dramatique. Cette représentation de Tristan
marque donc une étape importante dans l'évolution de la phalange
normande. Le travail effectué par le chef d'orchestre commence de
porter ses fruits. Les cordes surtout ont compris la leçon. Les
cuivres ne sont pas tout à fait au même niveau, dommage.
Et la leçon de décentralisation
n'est pas terminée. Dans un mois (du 9 au 23 mars 2004), Rouen*
accueille Marc Minkowski et Laurence Equilbey pour L'Enlèvement
au sérail. Encore une affiche dont ne rougiraient pas les plus
grands théâtres parisiens.
Christophe RIZOUD
* L'opéra de Rouen est en ligne
(http://www.operaderouen.com)