Plein les oreilles !
Plus d'un quart de siècle s'est
écoulé sans que l'on donne Le Trouvère à
l'Opéra de Paris. En novembre 1976, le public du Palais Garnier
assistait à l'ultime reprise de la production de Tito Capobianco
(1973), l'un des fleurons de l'ère Liebermann, dans laquelle s'étaient
succédé Placido Domingo et Carlo Cossutta, Gwyneth Jones,
Renata Scotto et Martina Arroyo, Shirley Verrett et Fiorenza Cossotto,
Piero Cappuccilli et Sherill Milnes, entre autres. A chaque fois, quatre
des "meilleurs chanteurs du monde" selon la célèbre formule
de Toscanini.
Hugues Gall a-t-il attendu de pouvoir
rassembler une distribution d'un niveau comparable pour faire entrer l'ouvrage
au répertoire de l'Opéra Bastille ? L'affiche qui réunit
quelques uns des plus grands noms actuels du chant verdien semble le confirmer.
La partition est donnée cette fois dans son intégralité
avec la cabalette de Leonora "Tu vedrai" qui suit le Miserere.
Cependant, par souci de cohésion dramatique, elle n'est pas doublée,
contrairement à toutes les autres, y compris "Di quella pira". La
réalisation a été confiée à une grande
habituée des lieux, Francesca Zambello qui, depuis Billy Budd
(1996), alterne réussites absolues (La Guerre et La Paix)
et productions discutables, mais toujours efficaces comme Turandot
ou Guillaume Tell. Force est de reconnaître que son Trovatore
inaugure une troisième catégorie : celle des ratages monumentaux
!
L'action est située à
une époque indéterminée, entre la fin du dix-neuvième
siècle et le premier tiers du vingtième dans un dispositif
qui évoque à la fois un improbable kolkhoze et l'univers
de Germinal : ainsi le décor représente au deux une
mine de charbon rougeoyante où s'affairent les gitans, avec au sol
des rails de chemin de fer omniprésents et déjà quelque
peu incongrus au premier acte, dont le second tableau est censé
représenter les jardins du palais de l'Aliaferia. Pour le reste
on retrouve les échafaudages métalliques de Turandot,
les plans inclinés de Billy Budd, et même, au troisième
acte, les canons du champ de bataille de La Guerre et la Paix :
Azucena d'ailleurs, quitte la scène ligotée à la roue
d'un de ces canons, ce qui provoque quelques rires dans le public tout
comme l'entrée de Manrico au un dans le costume de Zorro - on n'est
pas loin des Marx Brothers! Seule idée originale, en guise de rideau,
le cadre de scène est coupé par une diagonale qui sépare
deux fanions gigantesques représentant les factions rivales, celui
du bas cachant l'escalier qui mène aux appartements de Leonora puis
les cellules de la prison du quatre, le seul tableau à peu près
cohérent. La mort de Manrico est particulièrement saisissante
: abattu d'un coup de pistolet au fond de la scène, son corps dévale
un plan incliné au pied duquel le Comte, à qui Azucena vient
de révéler son identité, se précipite vers
lui pour l'étreindre désespérément.
Autre habitué des lieux depuis
1993, Maurizio Benini propose une direction raffinée, d'une très
grande lisibilité, jouant sur les contrastes jusqu'aux limites du
procédé. Les arias sont ralenties à l'extrême,
notamment celles de Leonora, d'une grande poésie, et les cabalettes,
comme les fins d'actes, sont menées à train d'enfer pour
le plus grand plaisir du public qui applaudit frénétiquement.
Le résultat est d'autant plus efficace que le chef italien se montre
très attentif aux chanteurs qui accomplissent l'exploit de faire
oublier le fatras dans lequel ils évoluent !
Lauréat du concours Opéralia
en 1999, Orlin Anastassov fait ici des débuts prometteurs. Il campe
un Ferrando atypique, plus juvénile qu'à l'accoutumée
et tout à fait convaincant dès son air d'entrée, impeccablement
chanté avec toutes les ornementations écrites, mais pourtant
si souvent passées à la trappe. Le timbre, sombre et homogène,
ne manque pas d'attraits et capte durablement l'attention.
Remplaçant Lado Ataneli souffrant,
le baryton serbe Zeljko Lucic ne démérite pas, même
si son Luna tout d'une pièce est privé de nuances, notamment
dans le fameux "Il balen del suo sorriso" interprété pourtant
avec un legato impeccable et sans faute de goût. La voix sonne
agréablement, mais le comédien un peu gauche n'est pas aidé
par la mise en scène. Peut-on cependant lui en faire grief dans
un tel contexte ? Il faudra attendre le dernier acte pour que sa prestation
emporte finalement l'adhésion.
Grande habituée du rôle
qu'elle chante partout depuis plus de vingt ans, Dolora Zajic est une Azucena
époustouflante qui n'est pas sans rappeler les grandes mezzos italiennes
des année 50/60. L'impact de sa voix d'airain au volume impressionnant
est d'autant plus galvanisant qu'elle semble ne pas être au bout
de ses possibilités tant sur le plan de l'ampleur que de la tessiture
dont elle se joue avec une facilité confondante, s'offrant même
le luxe de proposer de somptueux piani, notamment dans le duo de
la prison. Il était temps que Paris acclame cette artiste dans l'une
de ses incarnations les plus grandioses.
Belle, dotée d'une présence
scénique indéniable, Sondra Radvanovsky a paru plus à
l'aise dans le rôle de Leonora que dans celui d'Hélène
des Vêpres siciliennes qu'elle incarnait ici même en
juin dernier. Les quelques raideurs que l'on avait pu remarquer alors dans
l'extrême aigu se sont estompées et sa voix ample, ronde et
parfaitement conduite s'épanouit librement dans le grand vaisseau
de l'Opéra Bastille. Les embellissements sont exécutés
avec précision et l'artiste n'est pas avare de demi-teintes extatiques,
distillées à bon escient au cours de ses deux grands airs.
C'est à l'occasion du centenaire
de la mort de Verdi que Roberto Alagna a mis Le Trouvère
à son répertoire, à Monte-Carlo, puis à Florence
et Palerme. En très grande forme physique et vocale, il livre une
interprétation tout à fait aboutie sans jamais forcer ses
moyens essentiellement lyriques : séduction irrésistible
du timbre, noblesse du phrasé, élégance de la ligne
de chant couronnée d'un aigu facile et rayonnant, son Manrico tout
à la fois sensible et électrisant est supérieur encore
à celui qu'il a légué au studio pour EMI sous la direction
d'Antonio Pappano. Assurément le meilleur que l'on ait entendu depuis
deux décennies au moins !
On l'aura compris, l'accueil triomphal
du public au salut final s'adresse en premier lieu aux quatre -on dira
même aux cinq- protagonistes principaux qui font de ce spectacle
un bonheur absolu pour l'oreille !
Christian PETER