Toute production des Troyens
est un événement. L'oeuvre exige des moyens colossaux et
elle est devenue une sorte d'emblème du grand opéra français
dont elle se distingue, toutefois, par de nombreux aspects.
Elle regroupe ainsi des pages d'une
grande originalité et des scènes qui affichent un académisme
a priori surprenant dans le chef de Berlioz, mais qui sont en réalité
une concession faite au genre afin que l'opéra soit accepté
par la "Grande boutique" comme l'appellera Verdi quelques années
plus tard, soit l'Opéra de Paris, passage obligé de tout
compositeur à la recherche de notoriété. Les Troyens
témoigne aussi d'une sorte de dégénérescence
du genre "grand opéra" à travers ses aspects grandioses,
voire grandiloquents (dégénérescence que la mise en
scène de Patrick Caurier et Moshe Leiser, à Lyon en 1987,
rendait admirablement).
Enée (Gregory Kunde) (au
centre) (Acte I)
© Marie Noëlle Robert
Grand ouvrage romantique donc qui,
tout en se fondant sur la tradition de la tragédie lyrique (on connaît
l'admiration de Berlioz pour Gluck), regarde vers l'avenir : le traitement
de l'orchestre, d'une indéniable densité, est pour l'époque
exceptionnel (même Wagner n'écrivait pas de manière
aussi riche et variée dans les années 1850), tout comme le
traitement des scènes chorales, d'un souffle prodigieux et d'une
grande diversité d'écriture (évoquons aussi
l'audacieux septuor "Tout n'est que paix et charme autour de nous" de l'acte
IV et le magnifique "otetto" "Châtiment effroyable" de l'acte I),
ou encore le déroulement dramatique qui balaie la division en numéros,
essentiellement dans la première partie, "La Prise de Troie", la
plus novatrice (ce n'est pas un hasard si la seule partie créée
du vivant de Berlioz fut la deuxième).
Les Troyens, grand opéra
romantique ? Ce n'est pas l'avis de John Eliot Gardiner pour qui "c'est
une grave erreur d'interprétation de rattacher Les Troyens
au genre du "grand opéra" à la française de ses contemporains
Halévy, Auber ou Meyerbeer. [...] Les racines musicale et littéraire
des Troyens plongent bien au-delà de celles du chevalier Gluck.
La véritable filiation de cette oeuvre est à rechercher,
selon moi, du côté de Rameau". Effectivement, ce qui frappe
dans la direction de Gardiner, c'est combien l'ouvrage est véritablement
"tiré" en arrière, notamment vers Gluck. Les tempi
sont rapides, le caractère très allant et vif, le discours
avance, Gardiner ne s'éternise pas sur les moments paroxystiques,
les pages épiques ou grandioses (hormis une "Chasse royale et orage"
extraordinaire), et cela n'est pas uniquement dû à une distribution
de "petit format" : il s'agit bien d'un choix délibéré
de "dégraissage". On pourra trouver cette démarche quelque
peu exagérée. Il est, certes, indubitable que l'ouvrage s'inscrit
dans une voie autrefois frayée par Rameau ou Gluck, mais de là
à le ramener à ce niveau, il y a un pas qui nous semble de
trop. Gardiner regarde uniquement en arrière et c'est dommage, que
ne regarde-t-il vers Bizet (dont l'écriture orchestrale dans Carmen
est admirable), Chabrier (qu'il a pourtant dirigé), sans parler
de Massenet, Chausson, Magnard ou Roussel ? Sans aller jusqu'à "outre-romantiser"
Les Troyens, il nous semble qu'un juste équilibre doit être
trouvé entre classicisme et romantisme. Oui, c'est un opéra
de son temps (les chromatismes du début de "Chasse royale et orage"
sont par exemple dignes de Wagner) et même, sur certains aspects,
en avance sur son époque.
Ce que nous perdons en ampleur, en
souffle avec Gardiner, nous le gagnons en lisibilité, en clarté,
notamment en ce qui concerne l'orchestre. Ce résultat tient évidemment
à la présence dans la fosse du superbe Orchestre Révolutionnaire
et romantique, dont l'excellence n'est plus à démontrer.
Quand on sait combien le langage berliozien est fondé sur l'orchestre,
on comprend qu'il est passionnant de s'approcher de ce qu'a entendu Berlioz
de son vivant. Saxhorns, ophicléides, cors naturels, flûtes
en bois etc. c'est surtout du côté des vents que l'apport
de couleurs est inouï, apportant un relief, une richesse extraordinaires.
On notera, par exemple, l'introduction de saxhorns, restaurés pour
l'occasion, dans l'orchestre de scène restaurés pour l'occasion,
la fameuse Marche Troyenne sonne d'une toute autre manière qu'avec
les cuivres habituels.
La forte présence bois, l'éclat
des cuivres, la précision des percussions anciennes permettent des
tutti fracassants que Gardiner est hélas souvent obligé
de tempérer en raison des chanteurs dont, disons-le d'emblée,
pratiquement aucun parmi les premiers rôles ne nous a semblé
avoir le format vocal, si ce n'est l'étoffe, requise par les protagonistes.
Le cas le plus flagrant est celui de
Gregory Kunde qui n'a absolument pas les moyens d'Enée. Il faut
une autre vaillance, une présence, un impact vocal pour incarner
ce magnifique héros. Cela étant dit, le chanteur est élégant,
stylé (le contre-ut de la fin de l'air " Inutiles regrets" est bien
amené), et s'il est parfois presque inaudible dans certaines pages
énergiques, il se montre plus à l'aise dans les plages calmes
(notamment à l'acte IV).
Cassandre (Annna Caterina Antonacci)
© Marie Noëlle Robert
Anna Caterina Antonacci affiche une
jolie voix de soprano, claire, jeune, au timbre "fruité" et son
chant est intelligemment mené. Cependant, nous avons du mal à
croire à cette Cassandre qui manque de poids et de force. Le don
de divination qui caractérise le personnage, sa différence
par rapport aux autres Troyens doit, à notre avis, se sentir dans
la voix. Une solution consiste à distribuer le rôle à
un mezzo (la tessiture dépasse exceptionnellement le Fa aigu), ce
qui a l'avantage de lui conférer une "épaisseur" qui nous
a fait ici cruellement défaut.
Didon (Susan Graham)
© Marie Noëlle Robert
On pourrait presque en dire de même
pour la Didon de Susan Graham. Le timbre est cette fois plus corsé,
la voix, entre soprano et mezzo, convient bien, mais, là encore,
un manque de substance et de largeur est flagrant. Ainsi, lorsque Didon
se laisse aller à la rage et la haine après le départ
d'Enée, on sent la chanteuse à court de moyens, là
où elle devrait pratiquement faire peur, elle ne provoque que pitié.
Les plus beaux moments de cette Didon se trouveront, comme pour Enée,
à l'acte IV : ils nous offrent ainsi tous deux un très beau
duo "Nuit d'amour et d'extase infini", en version chambriste.
Les plus belles réussites sont
à trouver dans les seconds rôles, surtout masculins : du superbe
de Ludovic Tézier (qui apporte, lui, une réelle présence
et une vraie consistance à son personnage) au Narbal de Laurent
Naouri en passant par le Panthée de Nicolas Testé. Notons
aussi le toujours élégant Mark Padmore en Iopas ou encore
le magnifique Hylas de Topi Lehtipuu. Renata Pokupic est, hélas,
une assez pâle Anna (et pas suffisamment alto), mais Stéphanie
d'Oustrac campe une Ascagne plus convaincante.
Chorèbe (Ludovic Tézier)
& (Cassandre (Annna Caterina Antonacci)
(Acte I)
© Marie Noëlle Robert
Les grands triomphateurs de la soirée
sont les choeurs, dirigés par Donald Palumbo. On connaît l'exceptionnelle
maîtrise du Monteverdi Choir, mais le choeur du Châtelet qui
l'accompagne (aussi important en nombre) se hisse au même niveau.
On retrouve en effet les qualités habituelles de la formation anglaise
et l'on reste littéralement béat devant son homogénéité,
sa précision (la partition est exigeante !) et tant de splendeurs.
La prononciation, irréprochable, force également le respect.
Nous évoquions la mise en scène
de Patrick Caurier et Moshe Leiser à Lyon, en 1987, lorsque Les
Troyens furent donnés pour la première fois en une
seule soirée en France (!). Cette vision développait une
véritable réflexion sur l'opéra de Berlioz, il nous
souvient notamment d'une "Chasse royale et orage" fabuleuse où éclatait
le délire romantique de Berlioz dans une profusion d'images plus
belles et plus fortes les unes que les autres. Le décor montrait
une loge d'avant-scène de quelque opéra du XIX° siècle,
penchant et s'enfonçant dans le sol, et symbolisant ainsi la dégénérescence
du "grand opéra", genre qui, en outre, fascinait et répugnait
Berlioz tout à la fois (comme tous les autres genres pré-définis,
à l'instar la symphonie). Il ne faudra pas chercher ce second degré
dans la lecture de Yannis Kokkos, plutôt terne et sans grand relief.
Son travail se borne à une mise en images, pas toujours très
belle d'ailleurs, le décor des Troyens à Carthage est plutôt
glacé et son esthétisme peu convaincant frise le kitsch.
Kokkos nous a pourtant habitué à mieux (repensons par exemple
à son magnifique décor pour le Macbeth d'Antoine Vitez
à l'Opéra de Paris).
Le metteur en scène a choisi
deux décors radicalement différents pour les deux parties,
ce qui nous semble tout à fait justifié. L'idée du
grand miroir reflétant les personnages de Troie est séduisante,
mais elle finit par lasser. Elle permet cependant d'intéressants
jeux de scène entre l'escalier qui vient des profondeurs et le plateau.
Décevante, par contre, l'apparition du cheval des Grecs, dont on
ne voit que la tête par reflet, et qui ne semble pas vraiment constituer
une menace. Quant aux séquences de ballet, si difficiles dans cet
ouvrage, elles n'auront guère convaincu, avec notamment un défilé
d'acrobates un peu déplacé.
Quelques fautes de goût surprennent
de la part de Kokkos, telle cette armée grecque en treillis, mitraillette
au poing (image ressassée et dépourvue d'impact) ou la vidéo
de "Chasse royale et orage" montre un cheval blanc au galop... (on flirte,
là encore, avec le kitsch). L'apport vidéo est plus convaincant
ailleurs, notamment au début de cette même "Chasse royale"
ou lors de l'apparition du spectre d'Hector à Enée au début
de l'acte II. Au final, une vision assez lisse, ni rédhibitoire,
ni vraiment passionnante.
A propos de finale, Gardiner a choisi
la première version, avec l'intervention de la déesse Clio,
dont Berlioz se montra en fin de compte insatisfait... et on le comprend
! Ce finale tire en longueur (251 mesures contre 38 pour la version ultérieure
!) et est se révèle un peu trop redondant si ce n'est emphatique
(Berlioz parlait lui-même de "grande pompe musicale" !). Cette préférence
pour la mouture initiale, avec son "deus ex machina" baroque, est bien
sûr compréhensible de la part d'un chef qui entend replacer
l'ouvrage dans le sillage de la tragédie lyrique. Cependant, la
faiblesse de ce premier jet est flagrante, le nouveau finale s'avère
bien plus abouti tant musicalement que dramatiquement. Cette exhumation
aurait été bienvenue sur disque, mais pas sur scène.
Un mot enfin sur l'intervention de
Laurent Naouri venu courageusement, avant le début de représentation,
lire un communiqué livrant les inquiétudes des intermittents
du spectacle (au nombre de 90 pour cette production). A peine eut-il commencé
sa lecture que des cris et des huées, mais aussi quelques applaudissements,
vinrent couvrir sa voix, au point que son discours devint incompréhensible
pour la plupart des spectateurs. Quoi que l'on pense du problème
de l'intermittence, la moindre des corrections eut été de
laisser parler l'artiste, la réaction d'une partie du public a été
ce jour-là déplorable.
Pierre-Emmanuel Lephay