C O N C E R T S 
 
...
[ Sommaire de la rubrique ] [ Index par genre ]
 
......
PARIS
26/10/03
 

© Marie Noëlle Robert

Hector BERLIOZ

Les Troyens

direction musicale - John Eliot Gardiner
mise en scène, décors et costumes - Yannis Kokkos
collaboration artistique - Anne Blanchard
lumières - Patrice Trottier
mouvements chorégraphiés - Richild Springer
création images vidéo - Eric Duranteau
coiffure et maquillages - Les Marandino

Didon - Susan Graham
Cassandre / Clio - Anna Caterina Antonacci
Anna - Renata Pokupic
Enée - Gregory Kunde
Chorèbe - Ludovic Tézier
Panthée - Nicolas Testé
Narbal - Laurent Naouri
Iopas - Mark Padmore
Ascagne - Stéphanie d'Oustrac
Hylas - Topi Lehtipuu
Le fantôme d'Hector - Fernand Bernadi
Priam / Mercure - René Schirrer
Hécube - Danielle Bouthillon
Deux sentinelles troyennes - Laurent Alvaro et Nicolas Courjal
Un soldat coryphée - Benjamin Davies
Un chef grec - Robert Davies
Polyxène - Frances Jellard

Orchestre Révolutionnaire et Romantique
Monteverdi Choir et Choeur du Théâtre du Châtelet
direction - Donald Palumbo

Nouvelle production
Coproduction Théâtre du Châtelet / Grand Théâtre de Genève

Paris, Châtelet, 26 octobre 2003



Toute production des Troyens est un événement. L'oeuvre exige des moyens colossaux et elle est devenue une sorte d'emblème du grand opéra français dont elle se distingue, toutefois, par de nombreux aspects.

Elle regroupe ainsi des pages d'une grande originalité et des scènes qui affichent un académisme a priori surprenant dans le chef de Berlioz, mais qui sont en réalité une concession faite au genre afin que l'opéra soit accepté par la "Grande boutique" comme l'appellera Verdi quelques années plus tard, soit l'Opéra de Paris, passage obligé de tout compositeur à la recherche de notoriété. Les Troyens témoigne aussi d'une sorte de dégénérescence du genre "grand opéra" à travers ses aspects grandioses, voire grandiloquents (dégénérescence que la mise en scène de Patrick Caurier et Moshe Leiser, à Lyon en 1987, rendait admirablement).


Enée (Gregory Kunde) (au centre) (Acte I)
© Marie Noëlle Robert

Grand ouvrage romantique donc qui, tout en se fondant sur la tradition de la tragédie lyrique (on connaît l'admiration de Berlioz pour Gluck), regarde vers l'avenir : le traitement de l'orchestre, d'une indéniable densité, est pour l'époque exceptionnel (même Wagner n'écrivait pas de manière aussi riche et variée dans les années 1850), tout comme le traitement des scènes chorales, d'un souffle prodigieux et d'une grande diversité d'écriture  (évoquons aussi l'audacieux septuor "Tout n'est que paix et charme autour de nous" de l'acte IV et le magnifique "otetto" "Châtiment effroyable" de l'acte I), ou encore le déroulement dramatique qui balaie la division en numéros, essentiellement dans la première partie, "La Prise de Troie", la plus novatrice (ce n'est pas un hasard si la seule partie créée du vivant de Berlioz fut la deuxième).

Les Troyens, grand opéra romantique ? Ce n'est pas l'avis de John Eliot Gardiner pour qui "c'est une grave erreur d'interprétation de rattacher Les Troyens au genre du "grand opéra" à la française de ses contemporains Halévy, Auber ou Meyerbeer. [...] Les racines musicale et littéraire des Troyens plongent bien au-delà de celles du chevalier Gluck. La véritable filiation de cette oeuvre est à rechercher, selon moi, du côté de Rameau". Effectivement, ce qui frappe dans la direction de Gardiner, c'est combien l'ouvrage est véritablement "tiré" en arrière, notamment vers Gluck. Les tempi sont rapides, le caractère très allant et vif, le discours avance, Gardiner ne s'éternise pas sur les moments paroxystiques, les pages épiques ou grandioses (hormis une "Chasse royale et orage" extraordinaire), et cela n'est pas uniquement dû à une distribution de "petit format" : il s'agit bien d'un choix délibéré de "dégraissage". On pourra trouver cette démarche quelque peu exagérée. Il est, certes, indubitable que l'ouvrage s'inscrit dans une voie autrefois frayée par Rameau ou Gluck, mais de là à le ramener à ce niveau, il y a un pas qui nous semble de trop. Gardiner regarde uniquement en arrière et c'est dommage, que ne regarde-t-il vers Bizet (dont l'écriture orchestrale dans Carmen est admirable), Chabrier (qu'il a pourtant dirigé), sans parler de Massenet, Chausson, Magnard ou Roussel ? Sans aller jusqu'à "outre-romantiser" Les Troyens, il nous semble qu'un juste équilibre doit être trouvé entre classicisme et romantisme. Oui, c'est un opéra de son temps (les chromatismes du début de "Chasse royale et orage" sont par exemple dignes de Wagner) et même, sur certains aspects, en avance sur son époque.

Ce que nous perdons en ampleur, en souffle avec Gardiner, nous le gagnons en lisibilité, en clarté, notamment en ce qui concerne l'orchestre. Ce résultat tient évidemment à la présence dans la fosse du superbe Orchestre Révolutionnaire et romantique, dont l'excellence n'est plus à démontrer. Quand on sait combien le langage berliozien est fondé sur l'orchestre, on comprend qu'il est passionnant de s'approcher de ce qu'a entendu Berlioz de son vivant. Saxhorns, ophicléides, cors naturels, flûtes en bois etc. c'est surtout du côté des vents que l'apport de couleurs est inouï, apportant un relief, une richesse extraordinaires. On notera, par exemple, l'introduction de saxhorns, restaurés pour l'occasion, dans l'orchestre de scène restaurés pour l'occasion, la fameuse Marche Troyenne sonne d'une toute autre manière qu'avec les cuivres habituels.

La forte présence bois, l'éclat des cuivres, la précision des percussions anciennes permettent des tutti fracassants que Gardiner est hélas souvent obligé de tempérer en raison des chanteurs dont, disons-le d'emblée, pratiquement aucun parmi les premiers rôles ne nous a semblé avoir le format vocal, si ce n'est l'étoffe, requise par les protagonistes.

Le cas le plus flagrant est celui de Gregory Kunde qui n'a absolument pas les moyens d'Enée. Il faut une autre vaillance, une présence, un impact vocal pour incarner ce magnifique héros. Cela étant dit, le chanteur est élégant, stylé (le contre-ut de la fin de l'air " Inutiles regrets" est bien amené), et s'il est parfois presque inaudible dans certaines pages énergiques, il se montre plus à l'aise dans les plages calmes (notamment à l'acte IV).

Cassandre (Annna Caterina Antonacci)
© Marie Noëlle Robert

Anna Caterina Antonacci affiche une jolie voix de soprano, claire, jeune, au timbre "fruité" et son chant est intelligemment mené. Cependant, nous avons du mal à croire à cette Cassandre qui manque de poids et de force. Le don de divination qui caractérise le personnage, sa différence par rapport aux autres Troyens doit, à notre avis, se sentir dans la voix. Une solution consiste à distribuer le rôle à un mezzo (la tessiture dépasse exceptionnellement le Fa aigu), ce qui a l'avantage de lui conférer une "épaisseur" qui nous a fait ici cruellement défaut.

Didon (Susan Graham)
© Marie Noëlle Robert

On pourrait presque en dire de même pour la Didon de Susan Graham. Le timbre est cette fois plus corsé, la voix, entre soprano et mezzo, convient bien, mais, là encore, un manque de substance et de largeur est flagrant. Ainsi, lorsque Didon se laisse aller à la rage et la haine après le départ d'Enée, on sent la chanteuse à court de moyens, là où elle devrait pratiquement faire peur, elle ne provoque que pitié. Les plus beaux moments de cette Didon se trouveront, comme pour Enée, à l'acte IV : ils nous offrent ainsi tous deux un très beau duo "Nuit d'amour et d'extase infini", en version chambriste.

Les plus belles réussites sont à trouver dans les seconds rôles, surtout masculins : du superbe de Ludovic Tézier (qui apporte, lui, une réelle présence et une vraie consistance à son personnage) au Narbal de Laurent Naouri en passant par le Panthée de Nicolas Testé. Notons aussi le toujours élégant Mark Padmore en Iopas ou encore le magnifique Hylas de Topi Lehtipuu. Renata Pokupic est, hélas, une assez pâle Anna (et pas suffisamment alto), mais Stéphanie d'Oustrac campe une Ascagne plus convaincante.


Chorèbe (Ludovic Tézier) & (Cassandre (Annna Caterina Antonacci)
(Acte I)
© Marie Noëlle Robert 

Les grands triomphateurs de la soirée sont les choeurs, dirigés par Donald Palumbo. On connaît l'exceptionnelle maîtrise du Monteverdi Choir, mais le choeur du Châtelet qui l'accompagne (aussi important en nombre) se hisse au même niveau. On retrouve en effet les qualités habituelles de la formation anglaise et l'on reste littéralement béat devant son homogénéité, sa précision (la partition est exigeante !) et tant de splendeurs. La prononciation, irréprochable, force également le respect. 

Nous évoquions la mise en scène de Patrick Caurier et Moshe Leiser à Lyon, en 1987, lorsque Les Troyens furent donnés pour la première fois en une seule soirée en France (!). Cette vision développait une véritable réflexion sur l'opéra de Berlioz, il nous souvient notamment d'une "Chasse royale et orage" fabuleuse où éclatait le délire romantique de Berlioz dans une profusion d'images plus belles et plus fortes les unes que les autres. Le décor montrait une loge d'avant-scène de quelque opéra du XIX° siècle, penchant et s'enfonçant dans le sol, et symbolisant ainsi la dégénérescence du "grand opéra", genre qui, en outre, fascinait et répugnait Berlioz tout à la fois (comme tous les autres genres pré-définis, à l'instar la symphonie). Il ne faudra pas chercher ce second degré dans la lecture de Yannis Kokkos, plutôt terne et sans grand relief. Son travail se borne à une mise en images, pas toujours très belle d'ailleurs, le décor des Troyens à Carthage est plutôt glacé et son esthétisme peu convaincant frise le kitsch. Kokkos nous a pourtant habitué à mieux (repensons par exemple à son magnifique décor pour le Macbeth d'Antoine Vitez à l'Opéra de Paris).

Le metteur en scène a choisi deux décors radicalement différents pour les deux parties, ce qui nous semble tout à fait justifié. L'idée du grand miroir reflétant les personnages de Troie est séduisante, mais elle finit par lasser. Elle permet cependant d'intéressants jeux de scène entre l'escalier qui vient des profondeurs et le plateau. Décevante, par contre, l'apparition du cheval des Grecs, dont on ne voit que la tête par reflet, et qui ne semble pas vraiment constituer une menace. Quant aux séquences de ballet, si difficiles dans cet ouvrage, elles n'auront guère convaincu, avec notamment un défilé d'acrobates un peu déplacé.

Quelques fautes de goût surprennent de la part de Kokkos, telle cette armée grecque en treillis, mitraillette au poing (image ressassée et dépourvue d'impact) ou la vidéo de "Chasse royale et orage" montre un cheval blanc au galop... (on flirte, là encore, avec le kitsch). L'apport vidéo est plus convaincant ailleurs, notamment au début de cette même "Chasse royale" ou lors de l'apparition du spectre d'Hector à Enée au début de l'acte II. Au final, une vision assez lisse, ni rédhibitoire, ni vraiment passionnante.

A propos de finale, Gardiner a choisi la première version, avec l'intervention de la déesse Clio, dont Berlioz se montra en fin de compte insatisfait... et on le comprend ! Ce finale tire en longueur (251 mesures contre 38 pour la version ultérieure !) et est se révèle un peu trop redondant si ce n'est emphatique (Berlioz parlait lui-même de "grande pompe musicale" !). Cette préférence pour la mouture initiale, avec son "deus ex machina" baroque, est bien sûr compréhensible de la part d'un chef qui entend replacer l'ouvrage dans le sillage de la tragédie lyrique. Cependant, la faiblesse de ce premier jet est flagrante, le nouveau finale s'avère bien plus abouti tant musicalement que dramatiquement. Cette exhumation aurait été bienvenue sur disque, mais pas sur scène.

Un mot enfin sur l'intervention de Laurent Naouri venu courageusement, avant le début de représentation, lire un communiqué livrant les inquiétudes des intermittents du spectacle (au nombre de 90 pour cette production). A peine eut-il commencé sa lecture que des cris et des huées, mais aussi quelques applaudissements, vinrent couvrir sa voix, au point que son discours devint incompréhensible pour la plupart des spectateurs. Quoi que l'on pense du problème de l'intermittence, la moindre des corrections eut été de laisser parler l'artiste, la réaction d'une partie du public a été ce jour-là déplorable.
 
 
 

Pierre-Emmanuel Lephay
[ Sommaire de la Revue ] [ haut de page ]