La version du chef-d'oeuvre posthume
de Puccini présentée à l'Opéra Berlioz de Montpellier
se caractérise par une fidélité assez grande aux données
du livret, du moins jusqu'à un certain point, nous y viendrons.
Par de multiples détails décoratifs et par les costumes,
la Chine des contes et des estampes se trouve ainsi ressuscitée.
A l'acte I, dans la pénombre
crépusculaire, s'élève une immense muraille flanquée,
côté cour et côté jardin, de bastions ornementés
de motifs sinisants, et au centre de laquelle se dresse une idole géante
au pied de laquelle brûle de l'encens. Elle dérobe complètement
aux yeux du peuple l'espace sacré du Palais Impérial, où
siège le Fils du Ciel. C'est aux pieds de cette muraille que le
peuple écoute le héraut, participe à l'actualité
et la commente, masse versatile dont l'effervescence est vite calmée
par la présence d'uniformes de la garde.
Lorsque l'idole géante s'élève
dans les cintres, la muraille s'ouvre, révélant les profondeurs
mystérieuses du Palais desquelles surgit le monumental trône
surélevé que flanquent deux énormes Dragons et, dans
le socle, une porte à deux battants cache une niche, toute dorée
comme l'ensemble, où Turandot apparaîtra telle une divinité
pour la scène des énigmes.
Mentionnons encore le pavillon de bambou
auprès duquel Ping, Pang et Pong déplorent l'évolution
de la Chine sous l'emprise de Turandot, au début de l'acte II, et
le pavillon de jardin à demi-enfoui sous les frondaisons où
Calaf repousse les tentations de la luxure et de la richesse et au pied
duquel Liù choisit de se donner la mort .
Le duo d'amour final que Puccini n'a
pu écrire se déroule devant un voile bleu nuit qui représente
le firmament, scintillant d'étoiles. La Fille du Ciel y renonce
à son inhumanité, et, le voile tombé, la muraille
disparue, révèle au trône et au peuple le nom de son
vainqueur.
C'est ici que Nuria Espert s'écarte
de la tradition ; à l'image consacrée du couple Calaf-Turandot
destiné à rendre à la Chine la sérénité
perdue et le bonheur des anciens jours, à l'amour triomphant qui
naît du sacrifice de Liù, elle substitue celle d'une Turandot
expirant au pied du trône, sous les yeux de ceux qui furent témoins
de sa superbe cruauté, dans les bras d'un Calaf impuissant à
la ramener à la vie, et cette transgression par rapport à
l'usage donne au tableau une résonance supérieure. Qu'elle
choisisse de mourir pour sauvegarder ce qu'il lui reste de gloire, pour
ne pas survivre à l'humiliation de la défaite, parce qu'elle
est submergée définitivement par sa névrose ou parce
qu'enfin devenue humaine, elle ne peut supporter celle qu'elle a été,
rien n'est dit, rien n'est exclu et ce geste imprévu confère
au personnage un mystère qui ajoute à la fascination.
L'idéal, évidemment,
serait d'avoir pour interprète une actrice qui rende sensible cette
profondeur inédite. Si, vocalement, Anna Shafajinskaja franchit
les écueils honorablement, de plus en plus incisive après
un air d'entrée négocié prudemment, il manque à
sa Turandot, modestement sonore, le feu couvant sous la glace qui ferait
de nous des Calaf, peut-être parce que ni le timbre ni le volume
ne sont de ceux qui marquent.
Alketa Cela campe un personnage plus
facile à incarner et sa Liù est crédible sur le plan
dramatique ; malheureusement, cette chanteuse, entendue naguère
en difficulté dans Fiordiligi, nous a semblé ce mardi en
particulière méforme : sons dans les joues, engorgés,
aigus laborieux, une prestation inquiétante.
Que dire de Ian Storey ? Des aigus
de stentor mais par moments donnés à l'arraché, un
chant, d'ailleurs, en force avec des zones d'ombre dans le grave font-ils
un bon Calaf ?
Rien à reprocher, en revanche,
au reste de la distribution. Le trio Ping, Pang, Pong était particulièrement
réussi, échappant aux caricatures habituelles : les trois
interprètes, vocalement très en forme et probablement favorisés
par leur origine asiatique, ont maîtrisé avec grâce
l'espace scénique et en particulier la chorégraphie qui leur
était confiée. Digne, l'Altoum de Guy Gabelle et pitoyable,
comme il convient, le Timur de Daniel Borowski.
Friedemann Layer, plus précis
que dynamique, accompagnait les chanteurs avec le souci de ne pas les noyer
dans la masse d'un orchestre souple, tout à la fois homogène,
brillant et nuancé, et ce contrôle permanent de la fosse assura
jusqu'à la fin un juste équilibre. (Il est vrai aussi que
l'orchestration de Puccini ne pose que rarement problème au plateau).
Les choristes, Montpellier et Bordeaux réunis, et les voix d'enfants
d'Opéra Junior de Montpellier contribuaient par leur nombre à
forger l'image de ce peuple anonyme, personnage témoin à
la sensibilité prompte à s'exciter et capable du pire comme
du meilleur, en somme, composé d'individus qui nous ressemblent.
Comme souvent à Montpellier leurs interventions étaient musicalement
très réussies.
Public chaleureux à la fin pour
l'ensemble des protagonistes, avec des ovations pour Shafajinskaja Cela
et Storey, mais aucun délire, et vif succès pour le trio.
Au total, satisfactions musicales et théâtrales, avec un bémol
sur le plan vocal.
Maurice SALLES