C O N C E R T S
 
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MONTREAL
02/10/04

Altoum - Pierre Lefèbvre / Turandot - Anna
Shafajinskaia / Calaf - Renzo Zulian
Giacomo PUCCINI (1858-1924)

TURANDOT

Opéra en trois actes

Livret de Giuseppe Adami d'après la fable de Carlo Gozzi
Production de l'Opéra de Montréal

Direction musicale : Yannick Nézet-Séguin
Mise en scène et chorégraphie : Renaud Doucet
Décors et costumes : Allen Charles Klein
Conception des éclairages : Guy Simard
Direction des choeurs : Jean-Marie Zeitouni 
Orchestre Métropolitain du Grand Montréal
Choeurs de l'Opéra de Montréal

Un mandarin : Étienne Dupuis 
Liù : Marie-Josée Lord 
Calaf : Renzo Zulian 
Timur : Denis Sedov
Ping : Aaron St. Clair Nicholson
Pong : Kurt Lehmann
Pang : Frédéric Antoun
L'empereur Altoum : Pierre Lefèbvre
Turandot : Anna Shafajinskaia

Place des Arts, Salle Wilfrid Pelletier
Montréal, le 2 octobre 2004

Le triomphe de Liù

Lorsque l'Opéra de Montréal (OdM) annonce qu'il va donner un opéra à grand spectacle, on se croise toujours les doigts de peur d'y rencontrer quelques déceptions comme cela a été le cas dans le passé avec, par exemple, Aida, et même avec des oeuvres ne nécessitant pas une scénographie moins opulente, mais en dehors du répertoire courant, comme Gioconda et Mefistofele. Cette fois-ci, l'OdM n'a pas raté son coup et nous a gratifiés d'une des plus belles productions de son histoire. Cette Turandot qu'on attendait avec appréhension est une réussite complète, grandiose et le public qui remplissait presque tous les sièges de la salle lui a fait un triomphe.

Il faut dire que Puccini y a mis le meilleur de son génie. Des choeurs et des ensembles dans lesquels les combinaisons contrapuntiques vont bien au-delà de ce qu'il avait composé jusqu'alors, des rythmes nouveaux, souvent exotiques et toujours soucieux de caractériser l'essence des différentes situations, une orchestration rutilante, riche en trouvailles harmoniques et à la hauteur du sujet traité, mais surtout et toujours un langage mélodique chatoyant. En matière de chant, Puccini ne laisse rien au hasard et ses exigences sont probablement plus élevées ici que dans n'importe laquelle de ses oeuvres antérieures. Le tissu orchestral et la masse sonore exigent des voix à la fois souples et puissantes, en particulier dans cette salle à l'acoustique vacillante. On se doute bien que la réussite d'un tel spectacle passe par un engagement total des ressources musicales et dramatiques impliquées. Voyons comment elles ont été à la hauteur des attentes du public présent.

Le metteur en scène Renaud Doucet a hérité des très beaux décors d'une production antérieure de Turandot à l'OdM, ce qui ne l'a pas empêché d'imposer sa conception de l'ouvrage. Il le situe toujours dans une Chine somptueuse, mais en même temps fragilisée par les machinations capricieuses d'une sombre et cruelle princesse. Cependant, sans y renoncer, il insiste moins sur l'aspect féerique de l'intrigue et davantage sur les contrastes qu'elle recèle. Pour y arriver, il se concentre sur une direction d'acteurs particulièrement réussie ; il ne les fait jamais bouger sans raison et hors de propos, mais uniquement pour souligner les sentiments qui les animent et cela, sans gesticulation déplacée. Malgré ses excès homicides, Turandot ne sera jamais hystérique, Liù n'extériorisera pas à outrance ses déchirements intérieurs et Calaf restera sobre dans son désir de conquête comme dans sa victoire. Par contre, là où cela s'avère nécessaire, Renaud Doucet exige une action débridée comme ce sera le cas pour Ping, Pong et Pang, les trois masques issus tout droit de la commedia dell'arte. On assiste alors à des jeux de scène absolument hilarants comme, au premier tableau du deuxième acte, ces valets transportant les bancs des trois ministres à l'occasion de chacun de leurs rapides déplacements, ou encore leur sortie de scène tout à fait joyeuse dans une gondole, alors qu'on devrait plutôt leur trouver un air abattu puisqu'ils se rendent à une autre exécution. Tous ces contrastes sont introduits de la plus subtile façon. 

Les décors servent bien le travail du metteur en scène. La présence d'un énorme dragon dans chacun des actes assure la continuité de la production. Si on excepte l'assemblage carton-pâte du premier tableau du deuxième acte, les images sont remarquables et hautement symboliques. Ainsi le fond de scène du premier acte montre des têtes plantées sur des piquets et des panneaux auxquels sont suspendus des lambeaux de tenture, illustration d'un empire en déclin. La scène en est quelque peu encombrée, mais sans effet pervers sur le jeu de la foule et des protagonistes. Au deuxième acte, Turandot sort d'une grande bulle représentant la lune qui se soulève pour poser ses trois énigmes et y retourne à la toute fin, prisonnière du dernier arcane minutieusement élaboré par Calaf. Elle est fille du ciel bien sûr, mais aussi princesse lunaire ; c'est ce que souligne judicieusement ce geste à la fois majestueux et froid. Le décor du premier tableau au troisième acte nous amène dans une sinistre forêt, représentation de la mort qui guette aussi bien Liù que Calaf ; il y a là une disparité saisissante avec la lumière qui jaillit de partout dans la scène finale. Notons au passage que Turandot est toujours vue de face lorsqu'elle chante. Ce qui figure le trône d'Altoum se trouve en hauteur et légèrement en retrait de l'action, elle peut donc lui adresser ses suppliques et lui révéler qui est Calaf sans avoir à tourner le dos.

Le succès de la soirée est également musical. À la direction, Yannick Nézet-Séguin donne une impulsion remarquable à l'ensemble. L'orchestration chargée et colorée reçoit une lecture attentive de la part des musiciens. Très sensible aux indications de la partition, le chef prend bien soin de ne jamais couvrir les chanteurs tout en leur accordant un soutien idéal. L'interprétation est solidement articulée, précise dans les détails, impressionnante dans la mise à contribution des masses, déchirante dans les moments de tendresse et délicate dans l'évocation des sentiments amoureux. L'art de Nézet-Séguin atteint ici une profondeur de pensée qui approche la perfection. 

Devant ce chef inspiré, le plateau accomplit un travail bouleversant. Il est vrai que ces chanteurs savent d'eux-mêmes donner aux personnages qu'ils incarnent des accents magnifiques. On aura compris que leur prestation est de très haut niveau et que chacun s'en tire avec les plus grands honneurs.

Anna Shafajinskaia, qui remplaçait Frances Ginzer malade, possède exactement ce qu'il faut pour donner au rôle éponyme une crédibilité qui n'a rien de factice. L'autorité strictement vocale ne le cède en rien aux qualités dramatiques requises pour rendre à Turandot sa stature princière : accent souverain, phrasé magnifique, homogénéité des registres, souffle sans faille et coloration nécessaire à l'expression des émotions. Elle se joue des difficultés du rôle et livre avec aisance, à l'unisson avec Calaf, le magnifique contre-ut de "In questa reggia".

En Calaf, Renzo Zulian, mérite autant d'éloges. Ce ténor dont les intonations rappellent parfois celles d'un Mario del Monaco, possède une voix bien timbrée, forte et malgré tout élégante. Il rencontre à merveille les exigences d'un rôle relativement difficile et qui, si on exclut les épisodes réservés uniquement aux trois masques, le maintient continuellement en scène. Son "Nessun dorma" est de toute beauté et il possède suffisamment de réserves pour nous éblouir encore dans son duo avec Turandot.


Liu - Marie-Josée Lord

La palme revient pourtant à la Liù de Marie-Josée Lord dont la maturité vocale se prête admirablement à l'interprétation de ce rôle exigeant. Cette chanteuse ne cesse d'étonner. Quels progrès depuis sa Mimi de la saison passée à l'OdM ! Son timbre de voix coloré et bien projeté s'est embelli, et son jeu sincère et passionné a acquis une extraordinaire force expressive. On reste pantois devant la beauté de cette voix qui donne un angélique pianissimo à la fin de sa belle réponse à Calaf "Perchè un di, nella Reggia, mi hai sorriso". Sa voix se prête magnifiquement à l'écriture de Puccini et il n'est certainement pas exclu qu'elle pourra, le temps venu, aborder quelques-unes de ses héroïnes aux couleurs plus sombres. En tout cas, elle en a le style et les moyens.

Denis Sedov prête à Timur un grain de basse riche et une caractérisation très sensible. Les trois ministres chantent et jouent leurs rôles de façon plus que convaincante. Par contre, pour Altoum, on s'attend à plus d'implication de la part de Pierre Lefèbvre qui, vocalement, s'en tire honorablement.

Il convient de souligner l'abattage, admirable, des choeurs de l'OdM dans cette production. Comme c'est de plus en plus souvent le cas, ils remplissent brillamment la fonction qui leur est dévolue. Sous le dynamisme du chef, ils donnent un extraordinaire relief à l'âme du peuple, unis en une seule voix pour réclamer le droit à la justice et au bonheur.

On a l'impression d'assister, depuis trois ans, à une véritable renaissance à l'Opéra de Montréal. Le choix des oeuvres est judicieux et les moyens mis à contribution sont de plus en plus impressionnants. Il lui est maintenant possible de soutenir la compétition avec d'autres maisons et de faire entrer à son répertoire des opéras que l'on entend moins fréquemment, mais qui n'en sont pas moins de véritables chefs-d'oeuvre. On pense en particulier à la richesse du patrimoine français que le public montréalais mériterait d'entendre plus souvent.


 
Réal BOUCHER
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