Le
triomphe de Liù
Lorsque l'Opéra de Montréal
(OdM) annonce qu'il va donner un opéra à grand spectacle,
on se croise toujours les doigts de peur d'y rencontrer quelques déceptions
comme cela a été le cas dans le passé avec, par exemple,
Aida,
et même avec des oeuvres ne nécessitant pas une scénographie
moins opulente, mais en dehors du répertoire courant, comme Gioconda
et Mefistofele. Cette fois-ci, l'OdM n'a pas raté son coup
et nous a gratifiés d'une des plus belles productions de son histoire.
Cette Turandot qu'on attendait avec appréhension est une
réussite complète, grandiose et le public qui remplissait
presque tous les sièges de la salle lui a fait un triomphe.
Il faut dire que Puccini y a mis
le meilleur de son génie. Des choeurs et des ensembles dans lesquels
les combinaisons contrapuntiques vont bien au-delà de ce qu'il avait
composé jusqu'alors, des rythmes nouveaux, souvent exotiques et
toujours soucieux de caractériser l'essence des différentes
situations, une orchestration rutilante, riche en trouvailles harmoniques
et à la hauteur du sujet traité, mais surtout et toujours
un langage mélodique chatoyant. En matière de chant, Puccini
ne laisse rien au hasard et ses exigences sont probablement plus élevées
ici que dans n'importe laquelle de ses oeuvres antérieures. Le tissu
orchestral et la masse sonore exigent des voix à la fois souples
et puissantes, en particulier dans cette salle à l'acoustique vacillante.
On se doute bien que la réussite d'un tel spectacle passe par un
engagement total des ressources musicales et dramatiques impliquées.
Voyons comment elles ont été à la hauteur des attentes
du public présent.
Le metteur en scène Renaud
Doucet a hérité des très beaux décors d'une
production antérieure de Turandot à l'OdM, ce qui
ne l'a pas empêché d'imposer sa conception de l'ouvrage. Il
le situe toujours dans une Chine somptueuse, mais en même temps fragilisée
par les machinations capricieuses d'une sombre et cruelle princesse. Cependant,
sans y renoncer, il insiste moins sur l'aspect féerique de l'intrigue
et davantage sur les contrastes qu'elle recèle. Pour y arriver,
il se concentre sur une direction d'acteurs particulièrement réussie
; il ne les fait jamais bouger sans raison et hors de propos, mais uniquement
pour souligner les sentiments qui les animent et cela, sans gesticulation
déplacée. Malgré ses excès homicides, Turandot
ne sera jamais hystérique, Liù n'extériorisera pas
à outrance ses déchirements intérieurs et Calaf restera
sobre dans son désir de conquête comme dans sa victoire. Par
contre, là où cela s'avère nécessaire, Renaud
Doucet exige une action débridée comme ce sera le cas pour
Ping, Pong et Pang, les trois masques issus tout droit de la commedia
dell'arte. On assiste alors à des jeux de scène absolument
hilarants comme, au premier tableau du deuxième acte, ces valets
transportant les bancs des trois ministres à l'occasion de chacun
de leurs rapides déplacements, ou encore leur sortie de scène
tout à fait joyeuse dans une gondole, alors qu'on devrait plutôt
leur trouver un air abattu puisqu'ils se rendent à une autre exécution.
Tous ces contrastes sont introduits de la plus subtile façon.
Les décors servent bien le
travail du metteur en scène. La présence d'un énorme
dragon dans chacun des actes assure la continuité de la production.
Si on excepte l'assemblage carton-pâte du premier tableau du deuxième
acte, les images sont remarquables et hautement symboliques. Ainsi le fond
de scène du premier acte montre des têtes plantées
sur des piquets et des panneaux auxquels sont suspendus des lambeaux de
tenture, illustration d'un empire en déclin. La scène en
est quelque peu encombrée, mais sans effet pervers sur le jeu de
la foule et des protagonistes. Au deuxième acte, Turandot sort d'une
grande bulle représentant la lune qui se soulève pour poser
ses trois énigmes et y retourne à la toute fin, prisonnière
du dernier arcane minutieusement élaboré par Calaf. Elle
est fille du ciel bien sûr, mais aussi princesse lunaire ; c'est
ce que souligne judicieusement ce geste à la fois majestueux et
froid. Le décor du premier tableau au troisième acte nous
amène dans une sinistre forêt, représentation de la
mort qui guette aussi bien Liù que Calaf ; il y a là une
disparité saisissante avec la lumière qui jaillit de partout
dans la scène finale. Notons au passage que Turandot est toujours
vue de face lorsqu'elle chante. Ce qui figure le trône d'Altoum se
trouve en hauteur et légèrement en retrait de l'action, elle
peut donc lui adresser ses suppliques et lui révéler qui
est Calaf sans avoir à tourner le dos.
Le succès de la soirée
est également musical. À la direction, Yannick Nézet-Séguin
donne une impulsion remarquable à l'ensemble. L'orchestration chargée
et colorée reçoit une lecture attentive de la part des musiciens.
Très sensible aux indications de la partition, le chef prend bien
soin de ne jamais couvrir les chanteurs tout en leur accordant un soutien
idéal. L'interprétation est solidement articulée,
précise dans les détails, impressionnante dans la mise à
contribution des masses, déchirante dans les moments de tendresse
et délicate dans l'évocation des sentiments amoureux. L'art
de Nézet-Séguin atteint ici une profondeur de pensée
qui approche la perfection.
Devant ce chef inspiré, le
plateau accomplit un travail bouleversant. Il est vrai que ces chanteurs
savent d'eux-mêmes donner aux personnages qu'ils incarnent des accents
magnifiques. On aura compris que leur prestation est de très haut
niveau et que chacun s'en tire avec les plus grands honneurs.
Anna Shafajinskaia, qui remplaçait
Frances Ginzer malade, possède exactement ce qu'il faut pour donner
au rôle éponyme une crédibilité qui n'a rien
de factice. L'autorité strictement vocale ne le cède en rien
aux qualités dramatiques requises pour rendre à Turandot
sa stature princière : accent souverain, phrasé magnifique,
homogénéité des registres, souffle sans faille et
coloration nécessaire à l'expression des émotions.
Elle se joue des difficultés du rôle et livre avec aisance,
à l'unisson avec Calaf, le magnifique contre-ut de "In questa reggia".
En Calaf, Renzo Zulian, mérite
autant d'éloges. Ce ténor dont les intonations rappellent
parfois celles d'un Mario del Monaco, possède une voix bien timbrée,
forte et malgré tout élégante. Il rencontre à
merveille les exigences d'un rôle relativement difficile et qui,
si on exclut les épisodes réservés uniquement aux
trois masques, le maintient continuellement en scène. Son "Nessun
dorma" est de toute beauté et il possède suffisamment de
réserves pour nous éblouir encore dans son duo avec Turandot.
Liu - Marie-Josée Lord
La palme revient pourtant à
la Liù de Marie-Josée Lord dont la maturité vocale
se prête admirablement à l'interprétation de ce rôle
exigeant. Cette chanteuse ne cesse d'étonner. Quels progrès
depuis sa Mimi de la saison passée à l'OdM ! Son timbre de
voix coloré et bien projeté s'est embelli, et son jeu sincère
et passionné a acquis une extraordinaire force expressive. On reste
pantois devant la beauté de cette voix qui donne un angélique
pianissimo
à la fin de sa belle réponse à Calaf "Perchè
un di, nella Reggia, mi hai sorriso". Sa voix se prête magnifiquement
à l'écriture de Puccini et il n'est certainement pas exclu
qu'elle pourra, le temps venu, aborder quelques-unes de ses héroïnes
aux couleurs plus sombres. En tout cas, elle en a le style et les moyens.
Denis Sedov prête à
Timur un grain de basse riche et une caractérisation très
sensible. Les trois ministres chantent et jouent leurs rôles de façon
plus que convaincante. Par contre, pour Altoum, on s'attend à plus
d'implication de la part de Pierre Lefèbvre qui, vocalement, s'en
tire honorablement.
Il convient de souligner l'abattage,
admirable, des choeurs de l'OdM dans cette production. Comme c'est de plus
en plus souvent le cas, ils remplissent brillamment la fonction qui leur
est dévolue. Sous le dynamisme du chef, ils donnent un extraordinaire
relief à l'âme du peuple, unis en une seule voix pour réclamer
le droit à la justice et au bonheur.
On a l'impression d'assister, depuis
trois ans, à une véritable renaissance à l'Opéra
de Montréal. Le choix des oeuvres est judicieux et les moyens mis
à contribution sont de plus en plus impressionnants. Il lui est
maintenant possible de soutenir la compétition avec d'autres maisons
et de faire entrer à son répertoire des opéras que
l'on entend moins fréquemment, mais qui n'en sont pas moins de véritables
chefs-d'oeuvre. On pense en particulier à la richesse du patrimoine
français que le public montréalais mériterait d'entendre
plus souvent.