CECILIA
S'AMUSE
Créé à la Scala
un an après la première vénitienne de L'Italienne
à Alger, Le Turc en Italie souffre depuis plus de 190
ans de ce précédent illustre.
La critique a beau souligner l'originalité
de l'oeuvre, son livret pirandellien, sa veine moins "vulgaire", même
Forum Opéra y va de son dossier
: rien n'y fait, l'ouvrage est loin d'atteindre la popularité de
son rival (cette série de représentation marquait d'ailleurs
la création de l'ouvrage au Royal Opera).
C'est que le Turc est affecté
d'un défaut de fabrication irrémédiable : joué
sérieusement, il déçoit ceux qui s'attendaient au
même délire irrésistible que celui de L'Italienne
; mais si la mise en scène accentue par trop le côté
comique, elle trahit le livret (semi sérieux) sans trouver d'écho
dans une musique d'énergie inégale pour laquelle Rossini
ne retrouve que de temps à autre sa vis comica.
Pour cette création londonienne,
c'est (trop clairement) la seconde option qui a été retenue
: la mise en scène de Moshe Leiser et Patrice Caurier fourmille
de gags visuels , à tel point que les voix des chanteurs sont souvent
noyées sous les éclats de rire du public.
Un public bon enfant par ailleurs,
qui s'esclaffe tout aussi bruyamment aux moindres traits du livret ; ambiance
oblige, des répliques qui ne devraient faire que sourire déclenchent
de véritables tempêtes ; et qui plus est, au moment où
la traduction en apparaît sur le surtitrage, c'est-à-dire,
en règle générale, en décalage complet avec
les paroles italiennes !
Une mère de famille est dépouillée
par des gitans et se retrouve en nuisette, son bébé disparu
? On rigole. Des marins turcs tirent le bateau de Selim pour l'accostage
? Ca continue.
Apparition d'un lit rose pour accompagner
le duo ? L'hilarité redouble. Narciso arrive en poussant un scooter
? Inondation dans les baignoires !
Geronimo s'écroule en pleurant
dans les spaghetti ? On n'entend plus rien pendant 10 minutes
Et ainsi de suite jusqu'à la
fin durant laquelle Fiorilla abandonnera une nouvelle fois son époux
pour un maître nageur, tandis que Narciso, éconduit, trouve
le réconfort dans les bras d'un docker... On se croirait presque
dans un spectacle des Hermann.
Côté visuel, des décors
et des costumes très réussis, aux couleurs vives : cette
fois, c'est plutôt à cette Italie des années 50-60,
chère à Laurent Pelly, que l'on pense.
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Cecilia Bartoli (Fiorilla)
& Ildebrando D'Arcangelo (Selim)
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Cecilia Bartoli
© Photos by Catherine Ashmore
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Vocalement, la star de la soirée
est évidemment Cecilia Bartoli pour une de ses rares apparitions
dans un opéra donné en version scénique.
Pour une fois, on n'insistera pas sur
la faible projection et le maigre volume de l'artiste : la salle du Royal
Opera est particulièrement clémente pour sa voix qui, accompagnée
par un orchestre discret et des partenaires peu agressifs, suffit largement
pour se faire entendre correctement.
Le timbre est toutefois un peu léger
: après Callas ou Caballé, on a un peu le sentiment d'un
retour à l'époque où les Lily Pons et Mady Mesplé
triomphaient dans Lucia. Conséquence positive de cette émission,
la facilité de vocalisation est absolument époustouflante
; qui plus est, les variations sont non seulement spectaculaires, mais
surtout très intelligentes, semblant toujours couler de source comme
si Rossini lui-même les avait écrites.
Enfin, le personnage est espiègle
et sympathique, drôle sans cabotinage : un vrai plaisir.
A ces côtés, Ildebrando
D'Arcangelo est un Selim, peut-être un peu léger dans l'absolu,
mais parfait dans ce contexte : élégant et bien chantant.
Digne successeur des grandes basses
bouffes italiennes des années 80 (Dara, Pratico, Trimarchi, et j'en
oublie), Alessandro Corbelli approfondi leur héritage en insistant
sur le côté pathétique du personnage, cette mélancolie
sous-jacente s'accordant finalement assez bien avec un timbre qui manque
un peu de rayonnement.
Barry Banks s'acquitte honnêtement
du rôle périlleux de Narciso, avec parfois quelques tensions
dans l'aigu ; vu la difficulté du rôle, on ne peut pas trop
faire le difficile mais on est loin des régals offerts par les ténors
rossiniens des années 80.
Dans le rôle passablement sacrifié
du poète (du récitatif, quelques ensembles et aucun air),
Thomas Allen réussit presque à voler la vedette à
Corbelli : son Prosdocimo est vif, virevoltant, un double miracle scénique
et vocal pour un chanteur qui a passé la soixantaine.
A la tête de l'orchestre du Royal
Opera, Adam Fisher somnole doucement : on lui saura gré de ne pas
couvrir les voix, on appréciera une certaine élégance
là où il est si facile de rendre vulgaire la musique de Rossini
; on aurait toutefois aimé un peu de folie dans cette direction,
ne serait-ce que pour rester au diapason de la mise en scène.
Une bien agréable soirée
en définitive qui, malgré quelques défauts, témoigne
de la vigueur retrouvée de la première scène londonienne,
capable d'alterner avec succès les ouvrages les plus dramatiques
et les plus enjoués, au sein d'une saison particulièrement
brillante et équilibrée.
Placido CARREROTTI