"This
is a curious story" prévient timidement Olivier Dumait avant même
que les lumières de la salle ne s'éteignent. L'histoire,
hélas, les journaux nous le racontent chaque jour, est de moins
en moins curieuse. Aussi Luc Bondy, entre les différentes interprétations
possibles de la nouvelle d'Henry James, n'hésite pas, emboîte
le pas à Benjamin Britten et choisit l'éclairage le plus
actuel, avec pudeur et sobriété mais sans ambiguïté.
Il devient alors inutile de rechercher derrière les spectres les
fantasmes d'une femme névrosée ou la métaphore du
passage à l'age adulte ; Peter Quint surgissant torse nu dans la
chambre du petit Miles ne laisse pas de doute : la pédophilie est
ici seule en cause.
Il faudra d'ailleurs pour triompher
que la gouvernante accepte aussi de perdre son innocence, jusqu'à
user des mêmes arguments que son adversaire. Mireille Delunsch abandonne
à ce moment la froideur hitchcockienne qui caractérisait
son personnage, se couche sur le sol et dénoue dans un geste symbolique
ses cheveux blonds. Autrement, réservée, fermée presque,
elle ne laisse transparaître le feu qui couve sous la glace qu'à
travers les écorchures du timbre ou les rares élans lyriques
que lui offre l'oeuvre. A cet effet, la courte scène de la lettre
desserre quelques minutes l'étreinte oppressante qui donne à
l'opéra son nom. L'engagement théâtral de la soprano
française est, comme à l'habitude, exemplaire au point de
prendre parfois le pas sur le chant dans un usage habile du parlando pour
traduire les grands moments dramatiques.
© Elisabeth Carecchio
A ses côtés, Hanna Schaer,
alias Mrs Grose, joue à armes égales, par l'intensité
de la présence, par l'impact vocal aussi ; presque trop quand il
faudrait plus de modestie pour marquer la différence de condition,
respecter cette hiérarchie domestique, typiquement anglaise, si
bien dépeinte par Kazuo Ishiguro dans Les vestiges du jour.
Etouffés par ces deux tempéraments,
les enfants peinent parfois à se faire entendre ; les ensembles
à cet égard sont impitoyables. Leur prestation reste cependant
admirable compte tenu de l'exigence de la partition. Adam Berman surtout,
assume sans faillir le rôle difficile de Miles.
© Elisabeth Carecchio
Martin Miller règne incontestablement
sur le royaume des ombres. Le chant, ductile, se prête à tous
les effets demandés par Britten, s'enroule comme une couleuvre autour
de la ligne vocale de ses partenaires, blanchit jusqu'à se désincarner
dans des mélismes étranges qui, mariés au son des
instruments, donnent la chair de poule. La silhouette, grandguignolesque
avec sa perruque maculée de sang, se révèle moins
ambiguë.
Marie McLaughin en Miss Jessel, déjà
mise en retrait par le livret, n'atteint pas le même niveau de malfaisance.
Seule la grande scène d'envoûtement lui permet de trouver
des accents réellement diaboliques.
Dans la fosse, Daniel Harding serre
la vis à sa manière en jouant des notes et des sonorités,
comme un enfant pervers des pièces d'un jeu de construction. Sans
oublier de réconcilier les instruments dans les passages fusionnels,
il insiste avant tout sur la singularité des timbres, servi dans
cette approche par l'acoustique de la salle.
Broyé par l'engrenage infernal,
épuisé par le combat livré devant ses yeux, violenté
par une musique complexe, vénéneuse, le public à la
fin du spectacle se délivre en applaudissant généreusement.
L'interprétation marque avant tout ; la lecture proposée
par Luc Bondy, même si elle est intelligemment menée, pourrait
dépasser le premier degré auquel elle se limite. Il n'empêche,
l'oeuvre, malgré ses difficultés, possède un magnétisme
qui ne laisse pas indifférent. On se lève de son siège
en frissonnant, une fois de plus déboulonné.
Christophe RIZOUD
En savoir plus...
Pour en savoir plus sur Benjamin Britten
et The turn of the screw, on se reportera à l'excellent dossier
proposé en ligne par Mathilde Bouhon.